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l’heureux instinct du génie, elle peut sauver ainsi les faiblesses d’une œuvre littéraire et n’ajouter qu’à ses beautés !

L’ouverture de Manfred est le plus magnifique morceau que Schumann ait écrit pour l’orchestre. Toutes ses qualités s’y retrouvent, sans aucun de ses défauts. Il y a porté la passion à son comble sans tomber dans l’égarement. Au lieu d’être possédé par son génie, il le possède. Sans un écart, sans que la pensée s’arrête ni dévie, une inspiration maîtresse d’elle-même soutient d’un bout à l’autre et relient ce magnifique prologue. La phrase est toujours ample ; l’orchestre, plein sans lourdeur et varié sans recherche. Des modulations faciles, harmonieuses, amènent des épanouissemens de mélodie admirables. Cette musique, houleuse comme l’océan, se soulève comme lui sans déborder jamais. Elle a dû donner au compositeur, comme elle la donne à l’auditeur, cette volupté magnifiquement exprimée par Maurice de Guérin dans le Centaure, « cette volupté, qui n’est connue que des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie portée à son comble et irritée. »

Le premier chœur des Génies, répondant à l’appel de Manfred, a de la franchise et de la carrure. Les esprits paraissent tour à tour. Leurs voix, d’abord « mélancoliques et douces comme la musique sur les eaux, » prennent de la force et de l’éclat. L’incantation qui suit est encore plus belle. C’est un quatuor de basses, d’abord très largement déclamé, qui s’achève par un ensemble grave, un peu étouffé, où la menace et la colère grondent à des profondeurs mystérieuses.

La clarté n’est pas le moindre mérite de Manfred. De toutes les œuvres de Schumann, c’est la plus accessible et la plus dégagée. Elle est sans surcharges et sans longueurs, habilement coupée de morceaux d’orchestre qui se détachent avec relief. Citons l’évocation du Génie de l’air, l’entracte en fa avec sa terminaison originale, et surtout une page délicieuse : l’apparition de la Fée des Alpes. Cette musique fluide donne une sensation de fraîcheur comme la pluie des cascades légères. C’est un effet exquis d’harmonie imitative sans recherche du procédé ni de l’artifice.

Un rien suffit à Schumann pour faire un tableau. Avec cette vision de fée, avec quelques notes moelleuses de cor anglais redites en écho, il esquisse un paysage de montagnes, il égale la poésie de Byron. Elle est sublime ici, cette poésie, et nous lui rendons hommage. Nous oublions les défauts du drame, nous pardonnons à Manfred la monotonie de sa plainte et les redites de sa douleur. Qu’il ne soit même, je le veux bien, pour emprunter à M. Caro le bonheur d’un mot récent, qu’il ne soit qu’un « virtuose du désespoir, » c’est un virtuose incomparable. Le génie de Byron s’est