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qu’il soit dans ses questions, il n’obtient d’ordinaire que des réponses vagues, évasives, des réponses de Normand. Les peuples conquis apportent toujours beaucoup de réserve dans leurs liaisons avec leurs maîtres. Si doux, si débonnaires, si résignés qu’ils soient à leur servitude, ils obéissent, mais ils ne se donnent pas ; la soumission leur coûte, ils s’en vengent par le silence. Ajoutez l’inévitable effet des préjugés de caste, l’horreur des contacts impurs, le soin religieux avec lequel un dvidja défend le seuil de sa maison comte toute approche qui pourrait la souiller. Il est écrit dans les lois de Manou que boire de la même limonade, manger du même riz qu’un Soudra, « c’est manger des excrémens et boire de l’urine. » Les Anglais ne sont pas des Soudras, mais aux yeux d’un Hindou orthodoxe comme d’un musulman, ils ne valent guère mieux, et il ne leur dira jamais comme Mme Jourdain à son gendre : ‘ Mettez-vous là et dînez avec moi. » Il leur dira plutôt : « Vous sentez le porc. Vous vous nourrissez de l’impur animal où votre prophète le Nazaréen a envoyé loger le diable. Je vous achèterai ce que vous voudrez, je vous vernirai ce qu’il vous plaira ; mais je ne veux ni manger, ni boire, ni prier avec vous. »

il faut être né dans l’Inde pour être capable de raconter et de peindre un intérieur hindou, et c’est ce qui fait le prix d’un petit volume écrit en anglais et publié d’abord à Bombay, puis à Londres, par l’auteur de l’Indian Muse et l’éditeur de l’Indian Spectator, qui après avoir eu pour maîtres les missionnaires presbytériens de Surate, a été tour à tour instituteur, journaliste, écrivain et poète[1]. M. Behramji Malahari aime beaucoup son pays et son peuple, et il ne se fait aucun scrupule de mettre le Ramayana au-dessus de l’Iliade et de l’Odyssée. Il ne laisse pas de goûter les littératures de l’Occident, il cite Dante et Rabelais, Shakspeare et M. Gladstone, il est équitable et même bienveillant à l’égard des dominateurs de l’Inde, parmi lesquels il compte plus d’un ami, il reconnaît les services rendus, il n’a de préventions contre personne.

Les récits qu’il a rassemblés dans son petit volume, après les avoir publiés pour la plupart dans la Bombay Review, ne sont pas des toiles savamment composées et grassement peintes ; ce ne sont que des croquis sans prétention, enlevés d’une main sûre et preste ; le crayon est facile, la touche est franche autant que légère. Celui que nous appellerons M. Behramji dit très bien ce qu’il veut dire, mais il ne dit pas tout, il se dérobe quelquefois, il a le goût des sous-entendus. Aux grâces ironiques et fuyantes il joint cette philosophie qui s’accommode aisément du monde tel qu’il est, et qui ne se plaint ni des choses ni des hommes. Ses commencemens n’ont pas été

  1. Gujarat and the Gujaratis, Pictures of Men and Manners taken from Life, by Behramji M. Malabari.