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mettent leur orgueil à ne rien faire : leur engourdissement et leur torpeur sont un signe de noblesse ; les yeux à demi clos, ils regardent vaguement couler les eaux troubles du grand fleuve, et ils font ici-bas leur apprentissage de l’éternel sommeil qui sera la récompense des justes. Autour de ces lions assoupis gambadent et s’agitent une foule de petits bipèdes au museau pointu, très actifs, très industrieux, toujours en quête d’occasions, s’intriguant, se fourrant partout et, dans les cas difficiles, payant d’imposture ou d’impudence, prêts à tout affronter, à tout endurer, mépris, rebuffades ou soufflets, pourvu qu’il y ait au bout vingt roupies à empocher. Un jour, leur a dit Manon, ils renaîtront sous la forme impure d’un chacal, d’un renard ou d’une fouine. Qui vivra verra, ce qui est certain, c’est que la vie est une affaire ; arrangeons-nous pour qu’elle soit bonne.

C’était un vrai renard que ce petit bourgeois d’Ahmedabad, nommé Nyalchand Nakdochand, qui raconta son histoire à M. Behramji, et c’était un grand paresseux et le plus imprévoyant des hommes que ce Meer Bakhtawar Khan, dont Nyalçhand gérait les affaires et administrait la maison. Éperdument amoureux de sa jeune femme, à laquelle il n’avait point voulu donner de rivales, Meer passait sa vie à la contempler, ne la quittant que de loin en loin pour parler à un domestique ou pour aller prier à la mosquée la plus voisine. Disons à sa décharge que sa Bibi était une parfaite beauté, ce qui signifie qu’elle avait une taille de jeune cyprès, des yeux pareils à des lotus, des lèvres de corail, des seins en forme de citrons, des cheveux qui exhalaient une délicieuse senteur de bétel, des pieds qu’on aurait pris pour deux rayons de lune jouant à cache-cache et un sourire semblable à une pluie de fleurs de jasmin. Meer en repaissait ses regards et son cœur, et sa seule affaire, en ce monde, était de contenter toutes les fantaisies de sa Bibi, sans s’apercevoir que son coffre-fort s’épuisait rapidement.

Il s’en remettait à Nyalchand du soin de trouver de l’argent, de faire aller le ménage, et ce fidèle intendant faisait sa main. De son propre aveu, il ne passait pas une roupie sous ses yeux sans qu’il en restât quelque chose dans ses poches ; il n’entrait pas dans la maison une pièce d’étoffe sans qu’il en découpât un lambeau, dont il faisait hommage à Mme Nyalchand. Meer dut mettre en gage des boutiques qui lui rapportaient gros : Nyalchand en devint bientôt le propriétaire sous le nom d’un de ses oncles, qui lui servait d’homme de paille. Quand on le chargeait de négocier un emprunt, il s’adjugeait la moitié de la somme pour se récompenser de ses peines. Objets d’art, bijoux, épées à la riche monture, vaisselle d’or ou d’argent, manuscrits enluminés, tout ce qui était vendu par son maître, qu’il rongeait jusqu’aux os, était acquis par lui en cachette et à vil prix. Meer perdit son père, qui lui laissa 20,000 roupies ; il n’en toucha que 4,000, les autres prirent