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nous la dit nulle part, mais je ne crois pas qu’il soit téméraire de l’imaginer. Il me semble qu’en contemplant ces ruines il devait remonter aux causes qui les avaient produites. Il se remettait devant les yeux l’histoire de ces malheureuses villes déchirées par les factions, passant de la plus extrême liberté à la plus dure servitude toujours prêtes, dans leurs querelles domestiques, à invoquer l’appui de l’étranger et se détruisant sans pitié les unes les autres. Il se disait sans doute qu’une nation n’est pas uniquement faite pour bâtir d’admirables monumens, pour avoir des musiciens, des sculpteurs, des peintres, des poètes, qu’il faut avant tout qu’elle soit capable de sagesse, de modération, de discipline, qu’elle sache se conduire, conserver la paix intérieure, s’entendre avec les voisins. Puis il faisait un retour vers son propre pays, si pauvre dans les arts et dans les lettres, et je suppose qu’il prenait son parti de cette infériorité quand il le voyait posséder à un si haut degré les qualités politiques dont l’absence a perdu les Grecs, le respect de l’autorité, l’esprit de suite, l’oubli des querelles particulières en face de l’ennemi du dehors, l’union étroite des citoyens vers un dessein commun. Il lui semblait alors, quelle que fût la gloire de la Grèce que Rome, par d’autres côtés, pouvait soutenir la comparaison : c’était assurément un grand peuple que celui qui, en sachant se gouverner lui-même, était devenu digne de gouverner le monde. C’est le sentiment qu’il exprime, avec un éclat incomparable dans ces vers du sixième livre que quelques critiques, je ne sais pourquoi lui ont reprochés : « D’autres sauront mieux animer et assouplir l’airain, tailler dans le marbre des libres savantes ; ils parleront avec plus d’éloquence… Toi, Romain, souviens-toi que c’est ta gloire de commander à l’univers. Forcer tous les peuples à se tenir en paix, épargner les vaincus, humilier les superbes, voilà les arts que tu dois cultiver. »


Excudent alii spirantia mollius æra…
Tu regere imperio populos, Romane, memento !


Je ne puis m’empêcher de croire qu’en visitant les ruines des villes grecques de la Sicile le contraste des deux pays, de leurs qualités contraires, de leurs destinées diverses est apparu à Virgile d’une manière plus saisissante et que c’est ce qui lui a inspiré ces beaux vers.

Nous voici arrivés au terme du premier voyage d’Enée en Sicile. De Lilybée il se dirige « vers le triste rivage de Drepanum[1], » et

  1. Drepani illoœtabilis ora. Est-ce seulement parce qu’il y a perdu son père qu’il l’appelle ainsi ? Les commentateurs font remarquer que cette côte est marécageuse et stérile. Pour les anciens, c’était un pays désolé depuis le combat d’Éryx et d’Hercule, et longtemps il a gardé cette apparence. Aujourd’hui, tout est en train de se transformer ; dans la partie basse, on a établi des salines qui paraissent très florissantes. La plaine qui les entoure se peuple de maisons neuves. On a même essayé, près du port de Trapani, de planter un jardin dont les arbres résistent courageusement au mistral qui les courbe.