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II. — FIDJI

En mer. — Depuis deux jours, le ciel et la mer ont changé d’aspect. L’air est devenu tiède et humide. Quelques ondées passagères n’apportent aucune fraîcheur. Les vents alizés, en poussant doucement l’Espiègle, caressent, assoupissent, énervent les voyageurs. Les luttes des élémens, toujours courroucés dans les latitudes plus élevées de l’hémisphère austral, le cauchemar de la barre de l’île de Norfolk sont oubliés au premier sourire, au sourire traître des tropiques.

Le 2 juin au matin, le bâtiment côtoie l’île haute[1] de Kandavu, la plus méridionale du groupe des Fiji. Un rideau de nuages l’avait dérobée à notre vue. Soudainement elle montre ses flancs abrupts, tout couverts de verdure, verdure éclatante des gazons et des yams, verdure sombre de la forêt. Au milieu du jour, Kandavu a disparu derrière nous. Dans l’après-midi, la grande île de Viti-Levn est en vue. A sept heures du soir, s’orientant des deux petits phares que le gouvernement a fait ériger, l’un sur la plage, l’autre sur la montagne, tous deux dans l’axe du chenal étroit ouvert entre des récifs de corail, l’Espiègle a pénétré dans la lagune. A huit heures, il a jeté l’ancre à quelques brasses de Suva, la nouvelle capitale de la nouvelle colonie anglaise de Fiji.


Suva. Du 3 au 8 juin. — Avec les Nouvelles-Hébrides, avec les îles Salomon, avec la Nouvelle-Bretagne et d’autres groupes, connus sous le nom général de Mélanésie, ou archipel noir, à cause de la couleur des habitans, qui semblent être une race éthiopienne, les îles de Fiji étaient la terre classique des anthropophages. Des missionnaires méthodistes ont mis fin au cannibalisme, complètement selon les uns, jusqu’à un certain point seulement selon d’autres ; au dire de ces derniers, la coutume a disparu complètement là où la matière première fait défaut, incomplètement là où on peut encore se la procurer. Ce qui alimentait principalement les marchés de chair humaine, c’était la guerre, alors en permanence entre les quatorze tribus de ces îles. Depuis l’annexion à la couronne d’Angleterre, la paix n’a été troublée qu’une seule fois. C’est l’année dernière, dans la partie montagneuse de Viti-Levu. On raconte que, pendant ce court épisode, sur le théâtre des hostilités, les vainqueurs auraient dévoré, comme par le passé, les prisonniers et les corps des ennemis tombés dans les combats. Un jeune officier anglais, à la tête d’une poignée de soldats fijiens, pénétra dans les montagnes et y rétablit l’ordre. A mon

  1. De 2,700 pieds au-dessus de la mer.