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banquette à une autre. Ici, on l’abattait autrefois d’un coup de massue et on le mangeait. La différence du procédé est notable. Mais si l’on examine les moyens employés pour amener sa chute, on trouve une grande analogie. Ces sauvages sont très rusés, très dissimulés et passés maîtres dans l’art de mentir. Ceux des politiciens du vieux monde qui suivent les voies obscures de l’intrigue trouveraient ici matière à s’instruire.

Parmi les grands chefs de l’archipel fijien, Takumbau[1] occupait le premier rang, grâce à son intelligence, à son énergie et à l’étendue de ses territoires. Pour plus de sûreté, il résidait de sa personne dans la petite île de Mbao. Il parvint même à se faire proclamer roi de Fiji par au certain nombre de grands chefs. Mais une tentative qu’il fit pour subjuguer les quatorze tribus devint la cause de sa ruine. Dès l’âge de six ans, il avait fait ses premières armes en tuant à coups de massue un prisonnier de guerre. A son avènement (1852), il commît un acte atroce pour se conformer, il est vrai, aux dispositions testamentaires de son père. Il fit étrangler en sa présence, en mettant lui-même la main à l’œuvre, les cinq veuves du roi défunt et, parmi elles, sa propre mère. Pendant la première partie du règne, ce fut un abominable tyran. On raconte que le maréchal Narvaez, en mourant, répondit à son confesseur, qui l’exhortait à pardonner à ses ennemis : « Je n’en ai pas. Je les ai fait fusiller tous, à Takumbau mangeait ses ennemis. Même après sa conversion, il lui arriva parfois, dans des momens d’abandon, de raconter avec complaisance qu’il avait consommé vingt mille langues, toutes provenant d’ennemis tués pendant ou après la bataille. Il trouvait que la chair des blancs ressemblait au fruit mûr du bananier. Mais, à la fin, l’heure de la grâce sonna pour lui. Les missionnaires avaient vainement tâché de le convertir. Ce fut le roi de Tonga qui accomplit cette œuvre. Takumbau, menacé par une formidable coalition de chefs fijiens, avait appelé George Ier à son secours. Celui-ci arriva à la tête d’une force imposante, délivra le roi de Fiji, — alors assiégé dans sa petite île, — rétablit son autorité et lui enjoignit d’embrasser la foi des blancs. Les autres chefs suivirent son exemple. C’est de cette façon que la religion chrétienne a été introduite dans l’archipel (1857), La seconde partie du règne de Takumbau fut, en ce qui le concerne personnellement, une alternative de hauts et de bas ; en ce qui concerne le pays, ce fut une ère de progrès, en ce sens que les mœurs des habitans allaient s’adoucissant et que le cannibalisme disparaissait graduellement. C’était, comme on l’a vu, en grande partie le mérite des missionnaires, devenus des personnages fort influons en matière politique, et

  1. D’après l’orthographe investie par les missionnaires, cukubau, qui ne répond pas au son du mot.