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et trapu. Les colonnes, comme dans tous les temples siciliens, y sont très rapprochées les unes des autres, moins élancées, plus massives que dans les édifices de la Grèce propre. Mais songeons que les architectes avaient à résoudre ici un problème difficile : ils bâtissaient avec des matériaux inférieurs sur un sol agité et mouvant. Ils se sont résignés à faire leurs monumens un peu moins légers pour qu’ils fussent plus solides ; et ils y ont réussi, puisqu’ils existent encore. C’est du reste un défaut auquel on s’habitue vite : la première surprise passée, on admire sans réserve cette noble architecture dorique, si sobre, si vigoureuse, si claire, si rationnelle, où il n’y a pas un ornement qui ne s’explique, pas un détail qui ne concoure à l’effet de l’ensemble, et qui est une satisfaction pour l’esprit autant qu’un régal pour l’œil[1]. Le temple de Ségeste n’a pas été fini ; les cannelures des colonnes sont à peine entamées, les frises n’ont jamais reçu de sculptures. Il est vraisemblable qu’on était en train de la bâtir quand Agathocle prit Ségeste d’assaut. On sait qu’il massacra sans pitié dix mille de ses habitans et vendit le reste. Depuis cette exécution terrible, la ville, qui ne fit plus que végéter, ne se trouva jamais assez de ressources pour terminer le temple qu’elle avait commencé sur de si vastes proportions au temps de sa prospérité. On dut l’approprier, tant bien que mal, au culte, et s’en servir pendant des siècles comme il était. C’est ce qui est arrivé depuis lors à beaucoup de cathédrales gothiques que la renaissance ou la réforme ont surprises avant qu’elles fussent achevées.

Quant à la ville elle-même, elle était située sur une montagne voisine, le Monte-Barbaro. On y grimpe avec peine à travers des rochers éboulés, et l’on rencontre en montant quelques pans de murs détruits, quelques seuils de porte de l’époque romaine : voilà tout ce que nous avons conservé de Ségeste. Une des choses qui étonnent le plus quand on court le monde à la recherche des souvenirs antiques, c’est de voir des villes importantes comme celle-ci, qui tint tête à Syracuse, périr si complètement qu’on n’en trouve presque plus la trace. Le théâtre, qui était taillé dans le roc, a survécu seul à la ruine commune. On en reconnaît l’orchestre et la scène ; les gradins sont à peu près intacts, avec les escaliers qui conduisaient les spectateurs à leur place. Si l’on excepte celui de Taormine, qui est une merveille, je ne crois pas qu’il y en ait un

  1. A propos de ces qualités de l’ordre dorique, on peut lire les premières prises du Cicérone de Burckhardt. Cet excellent livre, qui rend tant de services a tous ceux qui veulent faire un voyage sérieux en Italie et y bien juger les chefs-d’œuvre de l’art, est aujourd’hui tout à fait à notre disposition. Il vient d’être traduit en un français très élégant par M. Auguste Gérard. (Paris, 1881 ; Firmin-Didot.)