Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autre en Sicile d’où l’on jouisse d’une vue plus large et plus variée. Il est placé au fond d’un cirque de montagnes pittoresques, dont le sommet forme tantôt de grandes lignes majestueuses, tantôt des dentelures bizarres et tourmentées. Devant lui, la plaine s’étend jusqu’à la mer, qu’on distingue à l’horizon, dans un cadre de collines, avec la petite ville de Castellamare, qui sans doute servait autrefois de port à Ségeste. Si l’on regarde à ses pieds, on est frappé de la variété d’aspects que présente le pays à ses diverses hauteurs. On peut y passer en revue d’un coup d’œil toutes les cultures qui en font la richesse : en bas, au bord des ruisseaux, les orangers, les citronniers, dont les fruits jaunes tranchent sur les feuilles d’un vert foncé ; un peu plus haut, à mi-côte, le blé, la vigne, l’olivier, tous ces produits qui ont fait de la Sicile, suivant l’expression de Caton, le grenier de l’Italie ; plus haut encore, le long des pentes abruptes, des palmiers nains, des aloès, une végétation vigoureuse, qui monte jusqu’en haut des collines et que broutent des moutons et des chèvres. Mais, malgré l’admiration que cause ce spectacle, on ne peut s’empêcher d’éprouver une vive surprise. Aussi loin que plongent les regards, on n’aperçoit ni village, ni ferme, ni chaumière, et, à l’exception de quelques pâtres à la mine sauvage, pas une figure d’homme. Les laboureurs n’arrivent ici que lorsqu’il faut semer ou récolter ; l’ouvrage fini, ils retournent chez eux, et ce pays fertile, un moment animé, redevient un désert. La solitude y est alors si profonde qu’on a grand’peine à se figurer que ces lieux, où aucun bruit humain ne trappe l’oreille, étaient autrefois si peuplés, si vivans, et que si l’on ne voyait à ses pieds les gradins d’un théâtre, et, sur le coteau voisin, le temple avec sa cella vide et son toit effondré, on n’imaginerait jamais qu’on se trouve sur remplacement, d’une grande ville.

Après qu’Enée a fondé Ségeste et qu’il y a établi les Troyens qu’il n’emmène pas avec lui, il n’a plus rien à faire en Sicile. Il prend congé d’Aceste, immole aux dieux des brebis et des taureaux, et fait couper les câbles qui retiennent les vaisseaux au rivage. « Lui-même, la tête ceinte d’une couronne d’olivier, debout sur la proue, élevant la coupe qu’il tient à la main, jette dans la mer salée les entrailles des victimes et verse des libations de vin sur les flots. » Le vent souffle du côté de la poupe et le conduit vers l’Italie, où doivent s’achever ses destins.


GASTON BOISSIER.