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eux, et, tout en développant leurs sentimens de fraternité, augmentent aussi leur force de résistance et de production ; dans l’épargne, qui est une forme de l’empire sur soi-même et de la sobriété ; dans la mutualité, qui diminue les mauvaises chances de la vie en les répartissant ; dans la coopération, qui est une manière ingénieuse d’augmenter le gain personnel d’un certain nombre d’ouvriers d’élite ; dans la participation aux bénéfices, qui unit d’une façon plus étroite les ouvriers au patron et les appelle à partager, le cas échéant, sa prospérité ; dans bien d’autres combinaisons encore, car je n’ai point la prétention d’avoir énuméré toutes les tentatives utiles et ingénieuses que notre siècle a vues naître. Mais le remède, sinon absolu, du moins unique, universel et sérieusement efficace, ayons le courage de le dire, il n’est nulle part : il n’y en a pas. Il n’y en a pas, parce que la misère est un mal permanent dont l’humanité est atteinte et qui n’épargne ni les sociétés barbares, ni les sociétés civilisées. Pour les unes, c’est la condition normale ; pour les autres, c’est en quelque sorte la rançon de leur prospérité, l’ombre au tableau de leur splendeur : et de ce mal, aucune prévision rationnelle ne permet d’espérer la guérison. Parler ainsi peut sembler maladroit et impolitique ; mais la vérité a ses droits, et, fût-elle importune, le même respect lui est dû.

Est-ce à dire cependant que, depuis les origines de la civilisa-lion, la condition de l’humanité soit demeurée absolument stationnaire. Aucune des découvertes de la science, aucun des perfectionnemens de l’industrie n’auraient-ils réussi à soulager le fardeau des souffrances qui pèsent sur elle, et sa destinée serait-elle, ainsi qu’on l’a soutenu, comparable à celle de ce damné de l’enfer antique qui s’efforçait de soulever incessamment le poids d’un rocher et qui voyait ce rocher retomber toujours sur lui ? C’est, je crois, s’abandonner à un pessimisme exagéré que de le prétendre, et un coup d’œil jeté en arrière suffit pour s’en convaincre. Pour trouver la preuve assurée des progrès que l’effort des générations successives a réalisés dans l’ordre du bien-être matériel, il n’est pas nécessaire de remonter jusqu’à ces temps barbares décrits par Lucrèce en vers admirables où l’homme, disputant dans les forêts sa nourriture aux fauves, se voyait lui-même déchiré par leurs morsures et expirait dans d’affreuses convulsions sans savoir quels remèdes exigeaient ses blessures :


Unus enim tum quisque magis deprensus eorum
Pabula viva feris præbebat dentibus haustus
At quos effugium servarat, corpore adeso,
Posterius tremulas super tetra tenentes
Palmas, horriferis accibant vocibus Orcum