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droits et ses devoirs, la lecture, l’écriture, le calcul, travaillant sans relâche, semant sans compter les idées nouvelles sur ce sol où la semence germait si vite et si facilement.

Mais plus on forçait les étapes sur cette route d’ordinaire âpre et rude du progrès, plus la marche en avant était rapide, exempte de heurts et de résistance, plus aussi la mortalité croissait. Par un étrange phénomène, elle progressait, en raison directe des conquêtes de la civilisation, conquêtes pacifiques en apparence, meurtrières en réalité. Tout ce qui, en Europe, en Amérique, contribue au bien-être de l’homme, au maintien de sa santé physique, à la prolongation de son existence, aboutissait à un résultat diamétralement opposé. L’usage du vêtement, brusquement imposé à une race primitive, sous un ciel tropical, lui inoculait des maladies jusqu’alors inconnues : une vie plus sédentaire, des habitations mieux closes, une alimentation différente, plus conforme aux lois de l’hygiène, ne faisaient qu’activer la dépopulation ; cette civilisation nouvelle agissait sur cette race comme un poison mortel et sûr qu’elle absorbait avidement, confiante dans ceux qui la lui offraient et dont la bonne foi égalait l’impuissance.

Déconcertés par des résultats qui dépassaient toutes leurs espérances dans le présent, mais justifiaient les plus vives appréhensions pour l’avenir, les missionnaires américains se virent en outre en butte aux attaques et aux réclamations de ceux de leurs compatriotes que le négoce et l’espoir du gain attiraient seuls dans l’archipel. Ces lois restrictives, cette discipline austère les gênaient dans leurs affaires non moins que dans leurs plaisirs. Ils voulaient écouler leurs produits, vendre à haut prix leur gin et leur whiskey, acquérir des terres, cultiver la canne à sucre, fabriquer du rhum ; or, les lois faites par les missionnaires interdisaient la vente des spiritueux, la fabrication des liqueurs fortes, le transfert des propriétés aux étrangers non naturalisés. Les capitaines et matelots baleiniers qui, après six mois de pêche dans les rudes parages de la mer d’Oehotsk et du détroit de Behring, venaient passer quelques semaines sous le chaud soleil des tropiques, dans ces îles qu’ils avaient entendu vanter comme une nom elle Cythère, s’imitaient d’y trouver les cabarets fermés, les femmes cloîtrées chez elles par l’ordre des missionnaires, l’ivresse et la débauche punies comme des crimes.

Ces prescriptions excessives avaient leur raison d’être. La population indigène, livrée depuis des siècles à une licence sans frein, luttait avec peine contre les entraînemens de sa nature passionnée pour le plaisir et la volupté. Chez elle, comme chez la plupart des races primitives, l’idée de pudeur n’existait pas plus dans l’ordre