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démocratie, ce n’est pas qu’il y ait des hommes cultivés, c’est qu’une certaine culture en fasse les successeurs d’un long passé, et que, grâce à eux, ce passé continue de vivre dans le présent. L’idéal actuel de nos démocraties serait que ni le nom, ni la fortune, ni l’éducation, ni la culture, ni quoi que ce soit enfin ne se transmit d’un homme à un autre homme, du père à son fils, des ancêtres à leurs neveux, d’un maître à ses élèves, et qu’ainsi chaque génération qui entre dans la vie eût sa destinée tout entière à refaire. On en veut aux traditions de ce qu’elles sont les traditions, comme à l’antiquité d’être l’antiquité, parce que le temps, qui fait l’antiquité comme les traditions, est presque la seule chose dont la démocratie soit bien obligée de s’avouer qu’elle ne dispose pas.


Dieu garde la durée et nous laisse l’espace,
Nous pouvons sur la terre avoir toute la place…
……..
Mais nous ne prendrons pas demain à l’Éternel ;


et encore moins lui reprendrons-nous hier.

On oublie seulement, dans cette guerre aux traditions, que l’humanité, selon le beau mot du philosophe, se compose en réalité de plus de morts que de vivans ; que la solidarité des générations à travers les âges de l’histoire est le lien même des sociétés, si peut-être elle n’en est la cause ; et que la civilisation ne diffère de la barbarie par rien tant que par l’étendue, la nature et l’antiquité des traditions qu’elle représente et qu’elle continue. Oui, sans doute. il est vrai, la culture et l’éducation ne peuvent avoir d’autre objet que d’entretenir le respect, l’amour même, si l’on veut, et l’amour aveugle de ces traditions ; mais il faut bien faire attention qu’en dehors de ces traditions ou de ces préjugés, s’il peut encore se former des compagnies d’assurances ou des syndicats d’intérêts, il n’y a plus, il n’y a pas, il n’y a jamais eu de société. Car les sociétés n’existent qu’autant que les hommes mettent en commun quelque chose de plus que leurs besoins physiologiques, dont les besoins industriels ou commerciaux ne sont au total que le prolongement ; et ce quelque chose de plus, de quelque nom que l’on le nomme, — religion, idéal, patrie, gloire, honneur, plaisir même, — c’est tout ce qui s’enveloppe sous le nom de traditions. C’est autour d’une tradition que se sont groupés et formés les hommes en corps de nations ; ce sont leurs traditions qui empêchent les peuples, à chaque moment de leur vie collective, de se désagréger pour se disperser en poussière ; c’est le prix qu’ils attachent à leurs traditions qui est pour eux le seul gage d’avenir et leur unique promesse de durée. Bien loin donc d’en affaiblir