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L’audition et l’étude de la nouvelle œuvre de M. Massenet montrent que derrière les grands hommes, ou les grands sujets dont ils s’inspirent, les musiciens se retrouvent toujours eux-mêmes. Dans le poète chéri, parfois imprudemment imité, leur personnalité, à moins qu’elle ne s’y absorbe, ne fait que se refléter ; reflets aussi variés que les jeux de la lumière, qui parfois révèlent des points de vue nouveaux, jettent des rayons imprévus, éclairent d’un jour inattendu des perspectives familières. Cette diversité d’aspects, cette inépuisable faculté de métamorphose ou de transfiguration est le privilège des penseurs et des pensers immortels. Les chefs-d’œuvre sont des sources divines : on y puise, on les détourne même, sans les tarir jamais. Les exemples ne manqueraient pas dans la musique moderne, de ces dérivations parfois heureuses. Le Faust de M. Gounod, pour n’être pas identique à celui de Goethe, en est-il indigne ? M. Massenet lui-même a trouvé jadis pour des sujets, qui sont à tous, une note qui n’est qu’à lui. Dans Hérodiade, dans Eve, surtout dans Marie-Magdeleine, qui reste son chef-d’œuvre, il a jeté sur l’austérité de la Bible et de l’Evangile un charme un peu profane peut-être, mais délicieux. Il a humanisé, j’allais dire féminisé, des figures divines. De cette interprétation, la rigueur de la tradition pourrait s’inquiéter. On incriminerait peut-être l’exégèse de M. Massenet comme celle de M. Renan. Oh ! le vilain mot, et pour quelles agréables choses ! Il faut lire Marie-Magdeleine, comme la Vie de Jésus. Par la forme exquise, par la couleur, par une grâce malgré tout presque divine, cette musique est sœur de cette poésie.

Aujourd’hui comme autrefois, derrière la tragédie comme derrière l’évangile, M. Massenet est donc resté lui-même, un musicien auquel les sujets tempérés conviendront toujours mieux que les sujets tragiques. Si tenté qu’il soit désormais par des modèles redoutables, qu’il ait le courage de les fuir. Toutes les audaces ne sont pas aussi heureuses que celle de Rodrigue. Comme son héros, M. Massenet peut dire : Je suis jeune, il est vrai ! Aussi devons-nous encore espérer le chef-d’œuvre de sa maturité. En attendant, nous retiendrons de l’œuvre nouvelle, avec une très belle page, bien des pages charmantes. A défaut de la force et de l’héroïsme, rendre ainsi La jeunesse et la grâce ; chanter comme l’a fait M. Massenet, la douleur et la tendresse de Chimène, si ce n’est pas traduire Corneille, ce n’est pas non plus le trahir.


CAMILLE BELLAIGUE.