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éprouver le besoin de m’en excuser près du lecteur. « Pierre Ier, écrit-elle, quand il s’est vu en plein air, nous a paru avoir un air aussi leste que grand ; on l’aurait dit assez content de sa création. Longtemps je n’ai pu le fixer, je sentais un mouvement d’attendrissement, et quand j’ai regardé autour de moi, j’ai vu tout le monde avec les larmes aux yeux. Son visage était tourné du côté opposé à la Mer-Noire, mais son air de tête disait qu'il n’avait eu la berlue pour aucun côté. Il était trop loin pour me parler, mais il m’a paru avoir un air de contentement qui m’en a donné, et qui m'a encouragée à tâcher de faire mieux à l’avenir si je puis.» (1782.)

La politique, comme il est naturel, détermine les antipathies et les affections de Catherine, toutefois sans exclure entièrement l’équité. Le mélange de l’estime et de la rancune est visible, en particulier, en ce qui concerne les jugemens sur Frédéric. l’impératrice avait, au début de son règne, éprouvé de l’attrait pour le guerrier homme d’état, dont les qualités étaient de celles précisément (qu'elle prisait le plus. Elle avait une autre raison pour lui vouloir du bien, la conscience de lui avoir rendu un service éminent, en 1762, lorsqu'elle retira ses troupes des provinces de Prusse et de Poméranie. La bonne intelligence, plus tard, avait fait place à la rivalité, à l'animosité même, lorsque Catherine avait trouvé la Prusse sur son chemin dans ses revendications polonaises et avait été obligée de partager avec elle. De là, je le répète, une humeur contenue par un reste d’admiration, mais qui perce dans les lettres à Grimm. « Ce qu'il y a de singulier dans le sort d’Hérode, écrit-elle au lendemain de sa mort, c’est que sur la place il n’a été regretté que de sa seule femme, qu'il n’aimait pas ; celle-là l’a pleuré véritablement; mais c’était une grande paire de manches lorsqu'il n’était ni petit ni mesquin. » Et quelques jours plus tard, comparant Frédéric à son successeur : « j’ai vu les commencemens de cet autre ; sti-là évitait flatterie et forfanterie; sais-tu pourquoi? Parce que nous étions pétris de jugement[1]. » Une assez belle oraison funèbre, en somme, dans sa froideur !

Catherine n’a pas ou ne croit pas avoir les mêmes raisons peur ménager le prince Henri. Elle n’ignore point, il est vrai, que Grimm est l’ami du prince, et qu'il est joliment fier de ses relations avec un si grand personnage, mais Catherine n’a pas l’habitude de caresser les faiblesses de son correspondant, et le prince Henri a deux gros torts à ses yeux. Il a exprimé sur la Russie, sur les

  1. Sti-là pour celui-là fait partie du français populaire et vulgaire de Catherine. Elle a toutes sortes de particularités de ce genre, et, par exemple, emploie constamment l’italien ma au lieu de mais.