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Ce n’est pas assez dire ; Catherine n’a pas seulement poussé les autres à l’action sans agir elle-même, elle a paralysé les efforts qu’elle encourageait de la voix et du geste ; elle a plus fait pour l’avortement de la coalition que les armes de Dumouriez et de Kellermann, de Hoche et de Pichegru. c’est que les passions antirévolutionnaires, chez elle, étaient subordonnées à une passion plus forte encore, celle des agrandissemens territoriaux. Émule de Pierre le Grand, Catherine n’eut rien tant à cœur que de rompre les liens qui enchaînaient la Russie dans ses steppes, que de la mettre en contact vivant avec l’Europe, que de l’étendre jusqu’à la Vistule et au Bosphore. Elle avait rêvé la conquête de la Pologne et le rétablissement d’un empire chrétien à Constantinople. Le devoir de combattre la révolution française pouvait-il entrer en comparaison avec les exigences d’une mission sacrée ? Que dis-je ? la révolution française n’offrait-elle pas à l’impératrice l’occasion d’atteindre plus sûrement le but de son ambition ?

La politique continentale de la seconde moitié du XVIIIe siècle tourne presque tout entière sur ces deux pivots, la Pologne et la Turquie ; son histoire est celle des complications qu’amenèrent, entre la France, l’Autriche et la Russie, les intérêts opposés de ces puissances dans les deux pays que nous venons de nommer. La Prusse éprouvait le besoin de s’établir plus complètement sur la Baltique et poussait, par conséquent, au partage de la Pologne, mais en même temps elle voulait le maintien de la Turquie, qui servait à tenir l’Autriche en respect, et dont la conquête aurait rendu la Russie trop puissante et lui aurait laissé les mains trop libres. l’Autriche, au contraire, était prête à s’entendre avec la Russie pour le partage de la Turquie, mais elle répugnait au partage de la Pologne, qu’elle aurait voulu conserver forte et tenir sous sa protection. Quant à Catherine, elle avait dû consentir à partager avec ses rivaux le premier démembrement de la Pologne, et elle avait dû se contenter de la Crimée comme résultat d’une première guerre contre les Turcs, mais elle n’avait renoncé à s’étendre ni d’un côté ni de l’autre, et c’est justement le soin de ces agrandissemens qui l’empêcha de participer à la coalition, ou, si l’on aime mieux, c’est parce que les deux puissances allemandes étaient occupées à lutter contre la France révolutionnaire, qu’elle fut tentée d’en profiter pour consommer les conquêtes qu’elle avait ébauchées. Ajoutons que son ambition n’eut pas pour seul effet de détourner ses coups de la France ; la préoccupation des armées russes en Pologne empêcha la Prusse d’entrer plus franchement dans l’entreprise des coalisés Il contribua à la lui faire plus facilement abandonner, et il se trouva que la politique de Catherine servit