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Beaucoup se voient d’avance heureux surveillans de leurs propres domaines ou rentiers jouissant de revenus plus ou moins fantastiques. Fort peu se font une idée nette des labeurs qui les attendent, des privations qui précèdent le succès et des apports qui le rendent possible.

Ce rêve enfanté par l’ignorance a pour première conséquence de paralyser les songeurs avant même qu’ils se soient mis à l’œuvre. Celui qui espère une concession reste comme en suspens en attendant de la recevoir. Pourquoi s’ingénierait-il à raffermir sa position en France ? Il va partir ! l’appel se fait-il trop attendre, il s’embarque « pour aller voir. » Le voici à Alger, à Bône ou à Oran. Va-t-il y chercher du travail, s’y créer un gagne-pain ? Mais à quoi bon ? « Cela ne peut tarder ; il va recevoir ce qu’il demande, il va être envoyé dans sa concession ! » Ce n’est pas lui qui ferait comme ces rudes Espagnols accourus de tous les coins de leur sèche péninsule, qui n’hésitent pas à s’engager comme simples manouvriers à 3 francs par jour ou à se faire maraîchers laborieux autour des villes, ou à défricher des landes et planter des vignes de compte à demi avec les colons français. Ceux-là n’espèrent pas devenir propriétaires gratuitement. Aussi le deviennent-ils quelquefois à force de courage et d’économie. Ils se font un gourbi avec quelques planches, des branchages et de la terre détrempée ; ils s’y installent humblement et déjà se mettent à l’œuvre. Qu’ils aient leurs défauts comme bien d’autres, il ne faut pas en disconvenir ; mais, la sobriété aidant, ils font œuvre de colons utiles sans avoir reçu aucune faveur, n’en déplaise à notre amour-propre national.

Assurément, quelques Français se montrent aussi méritans et aussi industrieux. Ce sont ceux qui savaient d’avance leur métier, petits cultivateurs persévérans, vignerons que le phylloxéra a ruinés et qui ne se découragent pas. Mais la masse ! La masse de nos émigrans se croit née pour être propriétaire. Ne l’accusons ni de paresse, ni d’aucun des vices qu’on lui a plus ou moins justement reprochés ; son plus grand tort est d’être déclassée sur le sol même où on l’établit.

On ne fait plus de concessions gratuites de terres africaines (jusqu’à nouvel ordre) ; mais reportons-nous aux jours récens où on en accordait : Voici un horloger ou un ouvrier d’usine qui a reçu enfin sa feuille de route, c’est-à-dire son diplôme de colon et l’indication du lieu où il a obtenu sa concession provisoire. Il s’achemine impatiemment ; muni de ses dernières ressources, au milieu de beaucoup d’étonnemens, il arrive. s’il n’a pas eu le privilège d’être Alsacien-Lorrain, et, à ce titre, installé dans une maison qu’il n’a pas bâtie et dans des meubles qu’il n’a pas achetés, il se