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Ne nous abusons pas néanmoins. D’autres colons, moins heureux ou plus clairvoyans, nous ont rappelé qu’il faut compter avec l’imprévu, surtout avec les particularités atmosphériques de la contrée. Sans parler des sauterelles, qui reviennent rarement, mais qui peuvent dévorer jusqu’à la plante, il faut prévoir le sirocco, le simoun du désert, ce vent sec et dévorant qui arrive chargé d’une poussière de sable impalpable, comme une atmosphère de vapeur sans humidité, et qui, en quelques heures, dessèche fourrages, moissons, vendanges sur pied. À la veille de la récolte, on peut être absolument dépouillé.

À cause de ce fléau trop fréquent et des accidens ordinaires auxquels la vigne peut être soumise, en Algérie comme partout : mauvaises floraisons, gelées tardives, grêle, insectes, oïdium, etc., des colons, moins favorisés que ceux de qui nous avons parlé, et rendus prudens par l’expérience, assurent ne pouvoir compter, en moyenne, que sur 500 francs bien nets par hectare. De l’avis des moins enivrés par le jus de la treille, c’est donc encore 25 pour 100 du capital engagé.

Notre petit colon, propriétaire de 20 hectares, dont il a planté 5, peut ainsi compter sur au moins 2,500 francs de bénéfice net sur sa vigne seule. Si les 15 autres hectares, qu’il utilise pour pâturages ou pour labours, lui assurent en logement, jardinage, laitage, bestiaux, grains, etc., un revenu correspondant aux 14,000 francs qu’il a dû débourser d’autre part, on voit qu’il n’est pas à plaindre, qu’il peut aisément agrandir sa demeure et sa cave, augmenter l’étendue de son vignoble et porter celui-ci peu à peu jusqu’à 10 hectares, ce qui fera presque sûrement de lui un homme fort à l’aise. De tels résultats ne s’obtiennent nulle part sans risques, travail, patience… et une première mise de fonds.

Sans doute, il est des colons qui ont réussi sans capital à eux appartenant. On en cite qui sont partis de rien et qui sont devenus de très gros personnages. Nous ne nions point ces exceptions. Mais, en cherchant bien, nous trouverions qu’ils ont bénéficié de concessions avantageuses faites par l’état, qu’ils ont peut-être reçu d’associations généreuses, comme la société protectrice des Alsaciens-Lorrains, maisons, bestiaux, matériel de première installation. Peut-être ont-ils saisi l’occasion de spéculer avantageusement ? Enfin, il est de bonnes chances comme il en est de mauvaises. On ne saurait, sans témérité, compter que sur le mélange de biens et de maux dont, au dire d’Homère, Jupiter compose le breuvage des humains.