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cent mille? Ces renseignemens sont pourtant précieux, et nous ne saurions trop en remercier Mlle Vadier; si ses indiscrétions font peut-être faire la grimace à quelques admirateurs d’Amiel, ceux qui l’admirent moins seront bien aises de les connaître; et il nous semble, comme à elle, qu'en égayant fort à propos la biographie d’un philosophe, ce genre de détails jette en même temps une vive lumière sur quelques aspects obscurs de sa philosophie. Il y avait plusieurs Amiel avant la publication de cette Étude biographique : celui de M. Scherer, celui de M. Caro, celui de M. Renan, celui de M. Bourget, quelques autres encore; il n’y eo a plus qu'un désormais : c’est celui de Mlle Vadier; — et le nôtre.

Il ne ressemble guère à l’Hamlet suisse, au martyr de soi-même, à la victime de l’idéal que l’on nous avait présenté, mais plutôt à un bon jeune homme, heureux et médiocre en tout. Qui donc avait essayé de nous apitoyer sur les douleurs de son enfance et de sa première jeunesse? Mais, s’il perdit ses parens de bonne heure, « ni l’intimité du foyer, ni les amitiés de son âge ne manquèrent à l’orphelin, » nous dit Mlle Vadier, et, sous la tutelle d’un oncle, « peu d’enfans furent aussi aimés, aussi entourés, aussi gâtés» par une meilleure tante, — et autant de cousines. Livré à lui-même, dans l’âge où les jeunes gens vendraient leur part d’héritage pour un peu d’indépendance, et maître d'une petite fortune, il parcourut la Suisse et fit en Italie un séjour de neuf mois. Quand il revint à Genève, « la faveur des femmes commença pour lui, et bien dos cœurs se mirent à battre sous son regard doux et profond. » Mais l’ingrat ne brûla lui-même d’aucun des feux qu'il allumait, et sans souci de ses victimes d’amour, il reprit, au printemps de 1943, le cours de ses années d’apprentissage et de voyage. Il vit alors une partie de la France, la Belgique, l’Allemagne, Heidelberg où il passa dix mois, Berlin où il vécut quatre ans, le Danemark, la Suède, la Hollande. Enfin, rappelé par les siens, qui lui préparaient ses voies, tandis qu'il s’enivrait là-bas de métaphysique hégélienne, on le nommait, avant trente ans, professeur d’esthétique à l’Académie de Genève : c’était beaucoup plus qu'il ne pouvait souhaiter, mais surtout beaucoup plus qu'il ne devait jamais mériter, et la suite allait le prouver. Je ne vois rien dans tout cela qui puisse nous tirer tant de larmes, si même quelques lecteurs ne sont plutôt tentés de l’envier que de le plaindre. Beaucoup de gens, après tout, n’ont jamais pris de bains de mer à Héringsdorf ou à Norderney, par exemple, ce qui est sans doute, pendant les jours caniculaires, une des formes du bonheur; et, en admettant que ce n’en soit pas une autre que d’enseigner l’esthétique à Genève, on ne prétendra pas qu'il y ait là de quoi gémir sur les rigueurs de la destinée.

Une seule chose n’était pas médiocre en ce jeune professeur: