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transcaspien. Pétersbourg et Moscou ont ainsi appris de leurs savans explorateurs que la nature avait marqué les limites du Turkestan bien plus au sud qu’on ne l’imaginait naguère. On découvrit que les pentes septentrionales des plateaux de l’Iran, entre la Boukharie et la Perse, jusqu’à la rive afghane du haut Oxus et aux petits khanats vassaux de Caboul, appartenaient géographiquement à la région aralo-caspienne et n’en pouvaient demeurer isolés ; on s’aperçut qu’en dépit de la variété et de l’hostilité de ses diverses populations, toute la vaste steppe constituait « un organisme » qu’il était aussi périlleux que cruel de mutiler.

À ces raisons physiques, fournies par les découvertes des géographes, vinrent s’ajouter des argumens économiques, politiques, ethnographiques. Pour assurer la paix des vallées et la sécurité des oasis du Turkestan méridional, ne faut-il pas être maître des collines qui les dominent et des cours d’eau qui en descendent ? Pour que les nomades de la steppe, rendus par la domination russe à la vie paisible et pastorale, puissent vivre sans recourir, comme par le passé, au pillage de leurs voisins, ne faut-il pas leur donner des pâturages pour leurs troupeaux ? Non contens de réclamer, pour leur nouvel empire, une frontière naturelle, et, pour leurs nouveaux sujets, une frontière équitable, les géographes russes mettaient en avant des considérations de sentiment et d’ordre moral qui étonneraient chez des adeptes moins convaincus de toutes les idées occidentales.

S’il est une chose qu’on ne se serait pas attendu à rencontrer au cœur de l’Asie, dans ces pays à populations si hétérogènes, c’est, semble-t-il, le principe de nationalité, employé au profit des prétentions d’un empire qui règne sur vingt races et cent peuples divers. Et pourtant ce principe national auquel l’Europe doit tant de remaniemens, les Russes, en hommes au courant de toutes les théories et de tous les besoins modernes, n’ont pas manqué de le faire valoir en faveur des Turcomans, Tekkés ou Saryks, les dernières des innombrables tribus l’assemblées sous les larges ailes de l’aigle moscovite. Les Turkmènes de la rive droite du Haut-Oxus étant passés, avec Bokhara, sous le protectorat de la Russie, il a semblé à leurs protecteurs que les Turcomans de la rive gauche devaient avoir droit aux mêmes avantages. Les Saryks de Merv étant volontairement entrés dans la grande communauté slavo-tatare, ne semblait-il pas juste que les Saryks de Penjdeh fussent admis à rejoindre leurs frères de Merv ?

La science contemporaine a ainsi reconnu au tsar, dans l’Asie centrale, une mission que la Russie ne soupçonnait pas elle-même, il y