Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de points de vue que l’étude du terrain par les hommes du métier ne pouvait trancher. Avant d’en venir à la délimitation sur place, il semblait naturel de résoudre les questions de principe, et de réserver aux deux. cabinets le soin d’arrêter les grandes lignes du tracé de la frontière, sauf à laisser les commissions techniques en fixer les détails.

Tel est le point de vue auquel revint bientôt le gouvernement de Saint-Pétersbourg : au lieu de se hâter d’envoyer le général Zélénoï à Sarakhs, comme on en était d’abord convenu, pour le mois d’octobre, il suspendit le voyage de cet officier, lui enjoignant d’attendre des ordres à Tiflis, pendant que la mission anglaise se mettait en route pour l’Afghanistan. Le général Lumsden se trouva ainsi arriver seul sur la frontière afghane, à l’époque fixée. Si la Russie avait raison pour le fond, lorsqu’elle voulait régler d’abord par voie diplomatique les questions de principe, elle se donnait tort dans la forme. L’absence du général Zélénoï à un rendez-vous, accepté plusieurs mois d’avance, semblait un procédé peu fait pour faciliter les rapports des deux pays et des deux missions. Si elle avait retardé l’arrivée de son commissaire à Sarahks, la Russie, il est vrai, envoyait à Londres un des rares voyageurs connaissant le territoire en litige, M. P. Lessar, qui, mieux que personne, était capable d’éclairer le foreign office sur la nécessité d’une entente préalable entre les deux cabinets.

L’Angleterre, du reste, malgré la ponctualité de son représentant à Sarakhs, n’était pas, de son côté, exempte de tout reproche. Le général Lumsden, venu par la Perse, avait, à son arrivée au rendez-vous, rejoint une escorte de plus d’un millier de soldats anglo-indiens, et, à la façon orientale, cette escorte était elle-même accompagnée d’une suite non moins nombreuse. c’était toute une petite armée dont le général britannique venait prendre le commandement en Afghanistan. Les hommes d’état de Londres et de Calcutta avaient sans doute vu là un moyen de rehausser, aux yeux des Afghans et des Turcomans, le prestige du nom anglais. En réalité, c’était plutôt un moyen de le compromettre, de l’exposer dans des complications dont il lui devait être malaisé de sortir intact. Cet appareil guerrier, trop considérable pour une simple escorte, trop réduit pour une démonstration militaire, révélait une politique hésitante, désireuse d’en imposer aux autres comme à elle-même. Il y avait là, nous semble-t-il, en dépit de l’opposition des apparences, quelque chose d’analogue à la mission de l’héroïque Gordon au Soudan. En Afghanistan comme à Khartoum, l’honneur de l’Angleterre risquait d’être subitement engagé dans une guerre qu’elle désirait éviter. L’arrivée de cette fastueuse expédition anglaise devait avoir pour premier effet de surexciter les espérances et les prétentions des Afghans :