Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/363

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est couvert d’or ; à côté d’eux, les sentinelles ont des habits troués ; beaux types de soldats, forts, maigres et bronzés. La promenade publique, avec ses eaux courantes, ombragée d’arbres magnifiques, est un lieu charmant, mais il n’y a absolument personne. Les hommes fument la pipe dans les cafés ; les femmes sont cloîtrées dans le harem. Andrinople est la seconde ville de l’empire ; on suppose qu’elle a de 60,000 à 100,000 habitans ; mais personne ne le sait exactement ; il n’y a ni état civil ni statistique. On me montre dans la rue principale les maisons où, lors de la dernière guerre, on voyait chaque matin les cadavres de trois ou quatre Bulgares, pendus pour engager les autres à se tenir tranquilles. Rien ne trahit ici l’influence du chemin de fer ou de l’activité moderne. Le long du boulevard de plus d’un kilomètre qui relie la ville à la gare, trois ou quatre maisons neuves seulement se sont élevées. Ce sont des cafés et un assez bon hôtel, où je soupe à l’ombre des orangers, mais ils sont en caisse, car il faut les rentrer l’hiver.

Le train, qui s’est reposé la veille depuis 4 heures de l’après-midi, repart ce matin à 6 heures. On épargne le charbon qui, venant de Cardiff, rendu ici coûte 25 fr. la tonne. À Kouleli-Bourgas, belle ruine d’un château-fort en pierres de taille d’un fier appareil et dorées à point par le soleil. Les anciens monumens sont extrêmement rares. Ce qui me frappe, c’est l’absence de tout grand travail humain et de capital accumulé. Le pays est vide ; il est vrai qu’on y a tant détruit, brûlé et démoli ! d’ici un embranchement de 112 kilomètres conduit à Dédéagh, qui est le port principal de toute la Roumélie, de préférence à Constantinople. Il exporte beaucoup de céréales et même du vin pour la France : dans plusieurs gares j’ai vu des barriques vides portant la marque de Bordeaux. Le consommateur n’a pas lieu de s’en plaindre ; le vin rouméliote est excellent. Un négociant de Constantinople me dit que la dîme se perçoit encore en nature. On compte les gerbes, l’agent du fisc en prend une sur dix, et le cultivateur, après avoir battu le grain, doit le conduire aux magasins, où il est vendu au marchand. Que d’occasions de tourmenter le contribuable, de malverser, de percevoir des bakchichs ! Comme le paysan ne peut enlever sa récolte avant la visite du décimateur, celui-ci tarde à venir jusqu’à ce qu’on le paie. Si on ne le satisfait pas, il laisse les grains se perdre sur pied. Ce procédé barbare de taxation a été la cause de l’insurrection de l’Herzégovine. On me dit encore qu’on n’exige pas le paiement des contributions sur les maisons par saisie-exécution, comme en Occident ; mais aucune réparation n’est autorisée à moins qu’on ne paie l’impôt arriéré. Si cet arriéré a grossi et que le propriétaire soit gêné, il ne répare pas : l’immeuble se dégrade et enfin tombe en ruines. On voit ainsi, à Constantinople, des maisons dont le grenier ou le