Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/366

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grand jardin qui longe la mer. Il est vide, on cherche à le vendre, mais on ne trouve pas d’acquéreur même à 30,000 francs, parce qu’il faudrait réparer le mur d’eau, que les vagues ont miné. En France, en Italie, cette belle habitation vaudrait plus de 100,000 francs ; mais la gêne est générale et la propriété est exposée ici à tant de hasards et de vexations ! La Russie devrait conserver cette demeure où s’est signalée sa prévoyance.

— Je n’ai pas à décrire après tant d’autres les merveilles de Constantinople et de ses environs. Etais-je en mauvaise disposition ? le Bosphore m’a rappelé le lac de Côme, et l’arrivée par la mer de Marmara le golfe de Naples, mais les collines et le profil des hauteurs m’ont paru plus uniformes et la végétation est moins méridionale. La bise, qui, l’hiver, vient de Russie, par la Mer-Noire, tue les plantes du midi. Ce n’est qu’aux îles des Princes qu’on trouve des oliviers.

L’impression que m’a laissée tout ce que j’ai vu et entendu à Constantinople est triste. La vue du mal qu’a fait partout la détestable administration turque m’avait profondément irrité ; ici je me sens pris d’une vive commisération. Je vois une nation douée de qualités viriles et nobles qui se meurt. Dans l’histoire on parle de la décadence et de la mort des empires. Je n’avais jamais bien compris le sens exact de ces grands mots. Dans toute l’Europe nous apercevons les preuves d’un progrès prodigieux et général, et il nous semble que telle est l’évolution de croissance naturelle aux peuples. À Cologne, le long du Rhin, à Wurzbourg, à Vienne surtout, j’avais vu s’élever des boulevards splendides, des quartiers entiers de maisons élégantes et confortables, des monumens publics de toute sorte, créés par le concours des millions et des arts techniques les plus perfectionnés : églises, musées, universités, théâtres, instituts, palais, parlemens ; et ici, dans cette magnifique capitale, que l’on prétend devoir devenir, un jour, le centre du monde civilisé, je trouve, au milieu de la misère de tous, particuliers et gouvernans, les monumens anciens qui tombent en ruines, les maisons qui s’écroulent, les gens qui meurent de faim, le désert qui se fait comme dans les provinces. La question essentielle que tout historien devrait se poser et résoudre est celle-ci : Quelles sont les causes qui produisent le progrès ou la chute des états ?

J’entre dans Constantinople par le chemin de fer, qui depuis Yédi-Koulé (les Sept-Tours) jusqu’à la gare centrale, au fond de la Corne d’or, traverse la ville sur un espace d’environ 8 kilomètres, en longeant les anciens murs qui plongent dans la mer. Des deux côtés, on ne voit que maisons délabrées ou à moitié tombées. La longue trouée, où passe la voie, a abattu des centaines d’habitations, la compagnie les a payées ; mais l’état qui expropriait n’a,