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en ses mains, devenir le grand ressort et le balancier de la machine compliquée qu'il avait imaginée, dont il avait le secret et qui se serait détraquée s’il n’avait été là pour la surveiller et la faire aller[1]. Il n’attendait qu'une occasion pour affirmer sa toute-puissance et prouver à l’Allemagne que les intérêts de sa dignité et de sa grandeur étaient désormais en mains sûres. M. de Moustier, dont le jeu serré l’avait déconcerté au mois d’avril, devait lui fournir le prétexte de parler haut et de nous faire subir une défaite diplomatique.

Les négociations entre Berlin et Copenhague traînaient ; elles paraissaient sans issue. La Prusse réclamait pour les populations allemandes des districts du Schleswig septentrional, qu'elle se montrait disposée à rétrocéder, des garanties qui lui eussent constitué un véritable droit d’ingérence dans les affaires intérieures de la monarchie danoise. Au lieu de s’en remettre aux lois du pays, qui étaient fort libérales, pour la protection de ses nationaux, elle réclamait des clauses spéciales, leur assurant la liberté de leur langue, de leur culte et le droit de réunion. Les exigences émises en 1853 à Constantinople par le prince Menchikof n’étaient rien auprès des prétentions qu'inspirait au cabinet de Berlin l’amour de la nationalité allemande. M. de Bismarck déclarait, en outre, que le roi ne consentirait jamais à rendre ni Duppel ni l’île d’Alsen, qu'il considérait comme le prix du sang versé par son armée.

L'empereur attendait une solution avec impatience ; il avait foi dans les assurances qu'il avait recueillies, aux Tuileries, de la bouche de M. de Bismarck ; il s’en prenait aux lenteurs de sa diplomatie. M. de Moustier dut rappeler au gouvernement prussien les engagemens moraux qu'il avait contractés avec nous. Il était convaincu que le chancelier ne resterait pas insensible au plaidoyer que le prince Gortchakof avait soumis « à ses méditations agrestes » et ferait de son mieux pour nous satisfaire. Il jugea donc opportun de s’expliquer avec lui sur la note peu conciliante, adressée au cabinet de Copenhague. « Si la rétrocession, disait-il, était un acte de pure libéralité, la Prusse aurait le droit

  1. « Le chancelier, qui tient si peu de place dans la constitution, en tient beaucoup dans la Confédération du Nord; il en est l’âme, la cheville ouvrière; tout passe par ses mains et tout y revient; c’est par lui que tous les rouages de la machine s’engrènent; il préside, il dirige, il parle, il agit, il propose et il dispose. Il y a dans sa situation quelque chose d’indéfinissable, de savantes obscurités, de mystérieuses complications. Il répond de la politique étrangère, des finances, de l’administration militaire et des affaires intérieures; en réalité, il ne répond de rien parce qu'il répond de tout, il n’est responsable qu'envers son roi, auquel il a donné cinq provinces. La constitution aurait dû stipuler que le chancelier fédéral est tenu d’être un homme universel, un génie. » (M. Victor Cherbuliez, l’Allemagne nouvelle.)