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des échanges auxquels une législation douanière insensée réduisait les états de la Plata. L’occasion qui fit remarquer l’insuffisance du port donne la caractéristique de ce genre de civilisation dont l’Espagne présentait alors un parfait modèle, et qu'Herbert Spencer, sans la moindre intention de leur appliquer un nom flatteur, appelle des civilisations militaires.

La surveillance et la garde d’une colonie qui travaillait et rapportait si peu exigèrent l’envoi dans ces parages de vaisseaux de guerre de haut bord, et il fallut bien trouver à les loger. La côte orientale, granitique et descendant en pente raide vers le fleuve, était longée par un chenal profond et offrait un certain nombre de havres mal abrités, mais capables de donner accès à de forts navires. C’étaient autant d’emplacemens de villes tout indiqués, Montevideo, La Calonia. En face, au contraire, entre Buenos-Ayres et l’océan, la rive est basse et s’enfonce insensiblement sous les flots. Les dépressions sinueuses et bordées de bancs dangereux, qui forment de ce côté le thalweg du Parana à travers l’estuaire de la Plata, y sont partout séparées du rivage par plusieurs milles de couches de marne à fleur d'eau, d’amas de sable et de boue. Le seul point où la vallée sous-marine pousse une pointe vers la terre est La Enseñada. Les fonds de 21 pieds (6m,40) en basses eaux s’y trouvent à seulement 5 kilomètres du bord. Cette profondeur est celle du chenal que l’on suit pour venir de Montevideo à Buenos-Ayres. Elle marque la limite du tirant d’eau des plus grands bateaux qui puissent être affectés à cette navigation. C’est celle qui a été admise par les compagnies européennes de steamers qui font le service de la Plata. Les frégates et même les vaisseaux à trois ponts du siècle dernier se contentaient de moins, et La Enseñada leur convenait à merveille. Le lit du fleuve étant formé en cet endroit de matières d’alluvion peu consistantes, il avait suffi d’une toute petite rivière, l’arroyo Santiago, qui déverse dans la Plata le trop plein des marécages environnans, pour creuser dans cette masse affouillable un canal où la flotte de guerre de l’Espagne pouvait passer. Elle entrait même dans l’arroyo lorsque la barre, une barre assez capricieuse, voulait bien le lui permettre.

Voilà donc la Enseñada élevée dès ces temps reculés à la dignité de port militaire. Ce titre pompeux ne doit pas faire illusion. Quelques chaumières couvertes de paille abritaient l’officier chargé de ce coin perdu et un petit nombre d’agens subalternes, et c’était tout. Elles étaient exhaussées sur pilotis, car dans la saison pluvieuse ou lorsqu'un vent de sud-est faisait sortir la Plata de son lit, la plage se transformait en lac jusqu'à 4 ou 5 kilomètres vers l’intérieur. Encore dans ces circonstances pouvait-on gagner en canot le demi-cercle de hautes terres qui ferme l’horizon. Quand les eaux se retiraient, il fallait une parfaite connaissance des lieux pour n’enfoncer