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Voici les principaux dogmes, qui, avant cette grande perturbation des trente dernières années, formaient le fonds de croyance philosophique d’un Français instruit et représentaient la moyenne du monde intellectuel. À travers bien des interprétations diverses qui portaient sur les mots plus que sur les choses, on croyait à la réalité d’une cause première, d’une pensée suprême, ayant créé le monde et le dirigeant, l’ayant créé parce qu’il était mieux que le monde fût que de ne pas être, le dirigeant vers un but en partie ignoré, mais certain, Providence mystérieuse par les détails et les moyens d’action, se confondant avec l’idée du bien, seul principe assignable à l’univers. — On croyait que, de même que le monde, l’homme a son explication dans cette idée du bien, que sa nature définie par la raison, c’est-à-dire par la conception du parfait et de l’idéal, le marque pour une destinée supérieure, qu’il a une personnalité à constituer par l’effort et que cet effort lui confère le droit de ne pas la perdre après l’avoir créée. — On croyait qu’il est libre, non absolument, non sans conditions et sans limites, mais d’une liberté qui pouvait s’affranchir du déterminisme universel, insérer son acte dans la chaîne des phénomènes, porter enfin le poids de la responsabilité. — On croyait à une morale absolue, soit avec Kant enseignant le devoir qui s’identifie à la volonté droite ou la raison, qui s’impose parce qu’il est, sans donner ses motifs, qui édicté sa loi sans appel, soit avec d’autres philosophes, avec Jouffroy lui-même, tirant de la nature humaine la loi morale, imposant à l’homme la nécessité rationnelle, l’obligation de remplir toute la perfection que ce nom comporte. — On croyait enfin que, de même qu’il y a de l’absolu dans le bien, il y en a dans le beau, qu’au-dessus des fantaisies et des inventions, la raison conçoit un idéal d’après lequel peuvent être jugées et la réalité elle-même et les œuvres d’art qui l’interprètent et s’en inspirent. Tel était le bilan de ce patrimoine intellectuel, qui semblait appartenir alors au monde civilisé, — non pas que l’on prétendit faire tenir dans un cadre immobile ni ces conceptions elles-mêmes, ni les démonstrations dont elles dépendent. On ne croyait pas sans doute avoir fixé à tout jamais les formules qui traduisaient ces hautes vérités, ni la manière de s’en convaincre. On savait qu’il était possible de s’approcher de l’idéal entrevu et de donner des approximations de plus en plus savantes et précises de la vérité infinie. D’ailleurs, on n’ignorait pas qu’il y avait bien des dissidences d’écoles sur ces principes et même des négations radicales. Mais ces dissidences et ces négations ne s’étendaient pas au-delà de certains groupes qui n’étaient que des minorités ; elles faisaient l’effet de schismes ou d’hérésies de la raison ; c’était à la raison