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n’est pas la résoudre, en effet, que d’insinuer comme on le fait, que la nature est une grande artiste qui ne se connaît pas elle-même, que l’évolution est un travail intelligent par ses résultats et non par ses intentions, bien qu’il s’exécute par des agens purement naturels et par des lois physiques. Ce ne sont là que des palliatifs de mots et des expédiens. Si la nature est autre chose que la nécessité aveugle, si elle est douée d’une force secrète qui tire du chaos informe des élémens primitifs la figure du monde actuel et la série des mondes futurs, à quoi bon maintenir ce nom vague et métaphorique, substituer la nature, un être de fantaisie, une pure idole, à une intelligence travaillant dans le monde avec conscience du but, se servant des lois pour atteindre ses fins, sachant ou va l’univers et développant son histoire comme une pensée vaste et continue qui se réalise ? Une pareille conception vaut bien celle du hasard et de la nécessité ; elle vaut bien aussi celle d’une nature intelligente et personnifiée.

Donc l’évolution demeure une hypothèse, et toute la destinée du naturalisme actuel en dépend ; car elle est l’explication mécanique du monde. Or, si cette explication ne se suffit pas à elle-même et ne s’établit qu’à grands renforts de postulats, on peut dire que l’ancienne métaphysique n’est pas détruite, puisqu’elle n’est pas remplacée. — Il se passe quelque chose d’analogue pour la morale, que l’on s’est efforcé de réduire à des groupes de sentimens ou d’habitudes utiles ou nuisibles. Des faits, si solidement liés qu’ils soient, peuvent-ils constituer une conscience morale et remplacer la raison ? On essaie de nous le persuader, mais à quel prix ! Encore une de ces surprises que nous réserve l’examen de ces doctrines et qui suscitent bien des doutes sur leur stabilité et leur avenir. On a tout détruit des fondemens et des données de l’ancienne morale, on a tranché les liens par lesquels elle se rattachait à des principes d’où lui venait l’autorité de ses prescriptions, la majesté de ses lois ; par quel étrange revirement d’idées voit-on ces théoriciens nouveaux s’efforcer de rendre à la doctrine empirique, arrivée à son terme, le caractère auguste et sacré qu’ils répudiaient pour elle à l’origine ? C’est un spectacle assurément édifiant de voir Stuart Mill, après avoir développé sa doctrine utilitaire et employé tant de ressources ingénieuses et d’habileté d’esprit à la dépouiller de tout a priori, reconstruire à son profit, d’une manière inattendue, ces idées d’obligation et de sanctions, les mettre à son usage et parler avec une sorte d’attendrissement de cette nouvelle religion du devoir qu’il a fondée ? N’est-ce pas là un fait bien significatif, que la nécessité des formes et des caractères de la morale rationnelle s’impose, de gré ou de force, à la morale positiviste, avec laquelle