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dit-on ; cela est toujours possible. » Eh quoi ! déplacer cette masse d’impulsions héréditaires, d’affections congénitales, d’influences de tout genre venues du dedans et du dehors, orienter son choix dans une autre direction que celles qu’indiquaient le tempérament, la nature donnée de l’individu, cela est donc possible, cela est facile même ? Pourquoi nier alors la liberté ? — Chez un autre philosophe, un dialecticien remarquable, qui semble incliner vers les théories naturalistes, du sein du déterminisme que nous portons en nous, surgit l’idée de la liberté possible, qui, une fois conçue, tend à se réaliser à travers mille obstacles, et finit par conquérir sa réalité, à se dégager de la fatalité ambiante, à se créer elle-même par la vertu et la force de la pensée. — Pour d’autres enfin, subtils raisonneurs qui accordent trop facilement que la science a raison, sans se défier suffisamment du mot science assez mal appliqué, il n’est pas prouvé que la vérité scientifique permette à l’âme humaine de vivre, et peut-être, nous dit-on, l’illusion de la liberté est-elle nécessaire pour que l’homme et la société existent.

Je retiens la théorie de ces illusions nécessaires, qui ne peuvent représenter que des formes constitutives de la pensée, et je me demande comment l’illusion de la liberté peut créer autre chose que l’illusion ou le rêve d’une vie morale. Tous ces moyens détournés pour ressaisir l’ombre de la liberté sont une preuve convaincante de sa nécessité et de sa réalité. Ce sont autant de repentirs psychologiques, assez mal dissimulés, d’une erreur grave que le système impose et que dément l’obligation salutaire de vivre. D’ailleurs, si l’on croyait au déterminisme, pratiquement et théoriquement, on devrait non-seulement prévoir le jour et l’heure où cette transformation des idées s’accomplira définitivement, on devrait presser ce jour, invoquer cette heure libératrice. Or, voici un fait singulier : la démonstration scientifique du déterminisme, nous dit-on, ne dispense pas de laisser enseigner la liberté morale ; il convient même de le faire officiellement, l’une de ces idées représentant une vérité de science, l’autre une illusion nécessaire de pratique. De pareils raisonnemens me jettent dans une sorte de perplexité. Si le déterminisme est la vérité, il vaut mieux que tout le monde connaisse la vérité. Veut-on qu’il y ait des erreurs et des mensonges nécessaires appropriés à l’enseignement et adaptés, je ne sais comment, à la pratique ? On nous répondra que toute vérité n’est pas bonne à savoir. Mais ici à quoi servirait de la dissimuler ? C’est comme si l’on voulait enseigner à un amputé l’usage du bras et du pied dont il ne peut plus disposer. À quoi bon apprendre aux enfans l’emploi de la liberté si elle n’existe pas ? Et n’est-ce pas se moquer du monde que de prétendre à