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admiration profonde. Au mois de mars de l’année 1796, j’eus, à mon tour, l’occasion de contempler d’assez près l’homme qui venait de faire rentrer dans l’ordre les sections insurgées. Je montais le grand escalier par lequel on arrivait du réfectoire de la pension aux appartemens occupés par M. Savouré, lorsque j’entendis une voiture s’arrêter à la porte. D’un coupé jaune, d’assez médiocre apparence, attelé de deux chevaux de couleur différente, sort un petit homme, pâle et maigre, à longs cheveux noirs flottant sur les tempes, qui monte l’escalier en même temps que moi, entre dans l’antichambre et demande le citoyen Savouré. « Monsieur, dit le visiteur, — dans ce temps-là pourtant il n’était pas seulement d’usage, il était d’une prudence vulgaire de dire : citoyen, — monsieur, j’ai cherché dans tout Paris une maison d’éducation qui réunit à la tradition des bonnes et anciennes études de l’université la tradition de l’enseignement religieux aujourd’hui partout oublié ; je dois vous avouer que je n’ai trouvé que la vôtre. J’ai un jeune frère dont l’éducation s’est malheureusement ressentie des temps de trouble dont nous sortons à peine : je viens vous demander de vouloir bien l’admettre au nombre de vos élèves. Je suis nommé général en chef de l’armée d’Italie : je pars dans quelques jours, demain ou après demain peut-être ; si, pendant mon absence, vous voulez bien avoir la bonté de m’adresser, chaque décade, le bulletin des progrès de mon frère, quelque occupé que je puisse être des soins de mon commandement, comptez que je trouverai toujours le temps de vous répondre. »

L’épisode, si intime qu’il paraisse, a bien son intérêt. Ainsi donc ce n’est pas en 1802, c’est en 96 que « Napoléon perçait sous Bonaparte, » Le général auquel la révolution aux abois devait son salut, faisait, — nous ne devons guère nous en étonner, — « ouvrir, suivant l’expression du jeune Baudin, à M. Savouré de grands yeux ; » dès cette époque, en dépit du canon de vendémiaire, il contenait en germe le souverain qui écrira, le 13 décembre 1805, à M. de Champagny : « Mon premier devoir est d’empêcher qu’on n’empoisonne la morale de mon peuple. L’athéisme, qui ôte à l’homme ses consolations et ses espérances, est destructeur de toute morale, sinon dans les individus, du moins dans les nations. »

« Quelques jours après, continue l’amiral, Bonaparte amena son frère. Jérôme avait, je crois, un an ou deux de plus que moi. Il était maigre, d’une taille élégante, d’une figure agréable. Quand le général revint à Paris, après sa brillante campagne, il vint de nouveau rendre visite à M. Savouré. Comme la première fois, il descendit dans la cour et fut l’objet des acclamations des élèves. Lorsqu’il partit pour l’Egypte, il laissa Jérôme à la pension,