Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/612

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

enlevant ainsi notre grand mât île hune avec la grand’vergue et brisant ensuite notre beaupré.

« Dès que les deux navires commencèrent à se heurter, Moreau, qui, en sa qualité de premier lieutenant, était posté sur le gaillard d’avant, avait sauté à bord de l’Anglais, entraînant à sa suite le premier peloton d’abordage. Il ne rencontre qu’une faible résistance et court, sans s’arrêter, vers le gaillard d’arrière. Le capitaine Larkins, — ainsi se nommait le commandant du Warren Hastings, — se tenait encore auprès du gouvernail, et la barre, qu’on n’avait pas eu le temps de redresser, se trouvait toute au vent. La manœuvre déloyale était prise sur le fait. Moreau ne put contenir son indignation. Pendant qu’il reprochait au capitaine Larkins d’avoir voulu éviter la capture par un acte de félonie, il gesticulait avec véhémence. Le poignard, — ou plutôt la dague, — qu’il portait à la main, atteignit légèrement la capitaine anglais entre deux côtes. « Emmenez-le à bord de la frégate ! » dit Moreau à deux de ses hommes. L’ordre fut exécuté sur-le-champ ; il le fut même avec une brutalité que l’animation du combat ne saurait suffire à excuser. J’avais, pendant ce temps, demandé au capitaine Épron la permission de remettre à un autre officier le commandement de la manœuvre pour sauter moi-même à l’abordage. Au moment où je me disposais à franchir l’intervalle qui séparait les deux navires, j’aperçus le capitaine anglais, tombé, je ne sais trop comment, entre le Warren Hastings et la Piémontaise. Il s’était accroché à une manœuvre ; le moindre mouvement de l’une ou de l’autre masse pouvait l’écraser. Me laisser glisser jusqu’à la préceinte, saisir le capitaine anglais et l’aider à gravir le bord fut l’affaire d’un instant. Le malheureux, arraché à une mort certaine, m’adressait les plus vifs remercîmens. Je me hâtai de me soustraire à l’expression de sa reconnaissance et je le fis conduire au poste des blessés. L’aventure, défigurée par d’odieux récits, occupa beaucoup toute la presse de l’Inde et même celle de l’Europe. Elle valut à mon pauvre ami beaucoup d’injures vraiment imméritées et à moi des éloges bien supérieurs au mérite de mon action[1]. »

Le Warren Hastings, démâté, fut conduit, à la remorque de la frégate qui l’avait capturé, en rade du Grand-Port, ce mouillage de l’Ile-de-France que devaient bientôt illustrer les combats des Duperré, des Bouvet et des Hamelin. Du Grand-Port, la Piémontaise se rendit directement sur la côte de Malabar. La France était alors en guerre avec l’iman de Mascate. Avec qui n’avait-elle quelque

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1879, page 882. Nous avons, dans ce numéro, raconté la fin dramatique du lieutenant de vaisseau Moreau, dont les Anglais, le traitant en pirate, avaient cru devoir mettre la tête à prix.