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et Bonaparte n’avait que du dédain pour Dubois-Crancé. Il ne voulut même pas, on l’a vu, lui confier une demi-brigade après le 18 brumaire. Carnot n’était guère mieux disposé pour son collègue et, dans sa correspondance, à plus d’une reprise, il le rudoie fort. Robespierre allait plus loin : il ne lui reprochait pas seulement ses lenteurs et son impéritie ; dans son fameux discours sur la faction de Fabre d’Églantine, il l’accuse nettement de concussion et « d’avoir trahi devant Lyon les intérêts de la république. » Si je cite ce dernier témoignage, ce n’est pas pour m’en emparer ; c’est simplement pour montrer en quelle faible estime les contemporains les mieux placés pour le juger tenaient la personne[1] et les talens militaires de Dubois-Crancé. Il n’y a guère que Jomini qui, dans son récit des opérations du siège de Lyon, lui ait été jusqu’à un certain point favorable. Encore l’appelle-t-il un « commissaire cruel et soupçonneux, » et donne-t-il à entendre que la Convention n’eut pas tort de le remplacer par Doppet.

Quoi qu’il en soit, écartons ces témoignages, puisqu’au demeurant et malgré le poids de l’un d’entre eux, ils n’ont que la valeur de jugemens individuels, et tâchons de dégager des faits eux-mêmes une opinion raisonnée.

Lorsque Dubois-Crancé, au commencement de mai 1793, reçut avec ses collègues Nioche et Gauthier l’ordre de se rendre à l’armée des Alpes, les choses avaient déjà pris dans tout le midi la tournure la plus inquiétante. A Lyon, la contre-révolution, parée des couleurs de la gironde, était sur le point d’entrer en lutte ouverte avec la Convention, après avoir constitué des autorités et une force armée indépendantes.

A Chambéry, le patriotisme dominait encore, mais les campagnes environnantes étaient demeurées ou redevenues royalistes. Les lois françaises y étaient méconnues, les assignats méprisés, la population hostile aux volontaires. On ne s’y serait pas procuré un œuf[2] pour cinq livres en papier. En Dauphiné, même esprit : Dubois et Gauthier trouvèrent Grenoble au pouvoir d’administrateurs suspects, d’accord avec ceux de Lyon et qui furent sur le point de les mettre en état d’arrestation. Dans le même temps, à Bordeaux, à Nîmes, à Montpellier, des mouvemens avaient éclaté. Les gardes nationales de Marseille et d’Aix s’étaient jetées sur Tarascon, celles de Nice

  1. Barbaroux le considérait comme un intrigant et il en donne, dans ses Mémoires, une raison qui n’est pas sans valeur : « Nous nous étions, dit-il, opposés à la nomination de Dubois-Crancé comme député suppléant des Bouches-du-Rhône). Nous avions dit qu’un militaire qui, dans le péril de la patrie, demandait à quitter l’armée pour passer dans le sénat, ne pouvait être qu’un intrigant. Nous sommes-nous trompés ? »
  2. Compte-rendu à la Convention de la mission des représentans du peuple à l’armée des Alpes.