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redescendre en hâte du piédestal où l’avait hissé son bon génie. Sa fortune n’est pas faite, il ne peut la faire que par les grands et les rois. Il s’empresse de jeter aux orties sa toge de tribun, il entre au service secret de la cour, il n’a pas de cesse que Mme Du Barry ne l’ait envoyé à Londres s’aboucher avec un Théveneau de Morande et protéger, contre les insultes du Gazetier cuirassé, le précieux honneur de Chon-chon. Il a toujours réussi dans ce genre d’ambassades ; Morande, grassement payé, acquiesce, se rend et devient son allié, presque son ami. Il ne faut pas mépriser l’amitié d’un Morande : tout peut servir[1].

Ce beau succès l’a mis en goût. Hélas ! Louis XV vient de mourir sans avoir pu lui témoigner sa gratitude. Il ne se décourage pas ; il attend à peine que Louis XVI se soit assis sur son trône pour lui arracher un mot qui l’autorise à repartir en mission secrète. Il retourne en Angleterre négocier la suppression d’un libelle contre Marie-Antoinette, intitulé : Avis à la branche espagnole. Il est muni d’un passeport au nom de Ronac, d’une lettre de crédit de 500 guinées et d’un certificat du roi qui lui donne ses pleins pouvoirs. Il est assez heureux pour dépister l’auteur de l’Avis, un certain Angelucci, qui s’appelait aussi Atkinson, et qui se déclare prêt à détruire les Z »,000 exemplaires de son pamphlet moyennant un honoraire de 1,200 guinées. On discute, on chipote ; enfin le marché est conclu, un contrat en forme est signé. Mais Atkinson est un fourbe ; il a détourné des exemplaires et s’est enfui. Beaumarchais-Ronac court après son voleur, traverse toute l’Allemagne à sa poursuite.

En passant près du bois de Neustadt, il aperçoit un cavalier qui ressemble à son homme. Il descend précipitamment de sa chaise, le rejoint, le désarçonne, lui met le pistolet sur la gorge, en lui criant : « Misérable, ton dernier jour est venu, tu vas expier les infamies. » Il le contraint à ouvrir sa valise et son portemanteau, il y trouve les exemplaires dérobés, il s’en saisit, mais Atkinson a la vie sauve : Ronac est généreux. Comme il regagnait sa chaise, survient un malandrin, puis un second, puis un troisième. A force de vaillance et de sang-froid, il a raison de tout le monde, il en est quitte pour deux blessures sans gravité. Après quoi, ses papiers en poche, il arrive à Vienne, il obtient une audience de Marie-Thérèse, il lui conte ses exploits, ses brigands et ses blessures, il l’intéresse, il l’émeut et la quitte la tête haute ; heureux et triomphant. Cette fois, sa fortune est faite. A Madrid, comme le remarque M. Bettelheim, il avait fondé ses espérances sur les grâces d’une belle pécheresse ; à Vienne, il attend tout de la reconnaissance

  1. Théveneau de Morande, étude sur le XVIIIe siècle, par Paul Robiquet. Paris, 1882 ; Quantin.