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sont ses idées et ses intentions. Le cabinet auquel M. de Freycinet a donné son nom est-il entré aux affaires avec le sentiment sérieux des difficultés qui l’entourent, avec la volonté d’être un gouvernement, de redresser une politique égarée et dévoyée ? A-t-il paru, dès le premier jour, avoir quelque vue nouvelle, des opinions précises et réfléchies sur une situation devenue assez critique pour que le pays en souffre profondément et que les partis en soient déconcertés ? Il est visiblement, au contraire, de ceux qui n’ont aucune idée de la gravité des choses, qui ne conduisent rien et se laissent aller au courant, qui se promettent de vivre le plus possible en s’accommodant avec les passions et les intérêts de partis. Il est comme la représentation vivante et plus accentuée de cette crise où se débat la France sans savoir comment elle en sortira, où l’on se figure toujours qu’avec des expédions de tactique parlementaire, en faisant, comme on dit, la part du feu, on pourra gagner quelques mois. Il est venu au monde, non pour dénouer ou atténuer la crise, mais pour la perpétuer, en jouant le même air avec la prétention de le jouer mieux, en allant plus loin que tous les autres ministères dans ses tentatives pour capter les radicaux et l’extrême gauche, soit par l’appât des portefeuilles, soit par une déclaration pleine d’équivoques complaisances.

Chose curieuse ! s’il y a un fait avéré, frappant, qui dût imposer quelque réflexion ou quelque réserve à des esprits à demi prévoyans, c’est qu’aux élections dernières le pays a manifesté ses répugnances pour la politique qui depuis quelques années a mis tous ses intérêts moraux et matériels en péril. Il a dit autant qu’il le pouvait qu’il en avait assez des entreprises lointaines mal conduites, des gaspillages financiers qui se traduisent en déficits, des guerres inintelligentes et irritantes aux croyances, aux cultes traditionnels. Il a témoigné ses sentimens par trois millions et demi de voix données à des conservateurs. M. de Freycinet, avec sa sagacité supérieure, a interprété le fait à sa manière ; il a jugé que c’était le moment de faire un pas de plus vers l’extrême gauche, de donner des gages au radicalisme. Il ne l’a pas dit, si l’on veut, explicitement ; peut-être même n’est-il pas sans soupçonner par instans le danger de cet étrange système. Il a cru fort habile sans doute de s’allier avec les radicaux pour ne pas les avoir contre lui, de les introduire dans le gouvernement pour mieux les retenir, de flatter leurs idées ou leurs passions dans son programme, — et la déclaration qu’il est allé lire l’autre jour aux chambres n’est, après tout, que l’expression de cette politique de périlleuse ambiguïté. Qu’est-ce en effet que cette déclaration ministérielle ? Elle dit tout ce qu’on voudra ; elle a la prétention de tout concilier ; en réalité, elle livre et elle compromet tout. Elle n’est pas l’exposé d’un système, elle n’est que le dernier mot d’une assez pauvre tactique. Elle assure qu’il n’y aura ni emprunts ni impôts nouveaux pour rétablir l’ordre