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favorable au rétablissement de la discipline, dont les ressorts ont été détendus par les habitudes d’une longue paix. Occupez-vous immédiatement de les retremper, et, pour cela, commencez par tracer très fortement la ligne de démarcation entre les divers grades. En service, il n’y a point d’égaux ; il n’y a que des supérieurs et des inférieurs, des hommes qui commandent et des hommes qui obéissent. Un équipage bien conduit doit manœuvrer, dans toutes les circonstances, comme s’il s’agissait du salut du navire ; il doit faire tous ses exercices de guerre, comme s’il se trouvait sous le feu de l’ennemi. Gardons-nous bien de croire que, dans les dangers de la navigation ou à l’instant du combat, la nécessité du moment suppléera au défaut d’habitude et créera tout à coup une impulsion extraordinaire : ce serait une erreur funeste. Attachez-vous, mon seigneur, à faire régner le silence à votre bord et à convaincre chacun de la nécessité de l’observer. Le silence est une condition d’ordre indispensable ; il est l’âme de la bonne manœuvre. Plus il semble étranger aux habitudes de notre nation, plus vous devez apporter de force de caractère, de persévérance, de soins de tous les instans pour l’obtenir, sans toutefois employer directement des moyens qui diminueraient l’affection que votre équipage doit vous porter. L’autorité ne s’exerce que par les intermédiaires : les vôtres sont vos officiers ; c’est par eux que vous devez agir sur votre équipage. Le bien du service exige que vous soyez très aimé et que les personnes qui exercent l’autorité sous vous soient un peu craintes. Un capitaine ne peut apporter d’indulgence dans le service qu’autant que ses officiers sont des instrumens inflexibles de la discipline établie. S’ils y mettent de la mollesse, il est obligé d’y mettre un excès de sévérité. Cependant, une grande bonté de la part du chef doit toujours tempérer les rigueurs de la discipline. Ce n’est qu’en nous occupant de tous les soins, même les plus minutieux, qui peuvent contribuer au bien-être et au bonheur des hommes placés sous nos ordres, que nous acquérons le droit de ne jamais leur passer une faute. » Toutes ces recommandations sont excellentes. Qu’aurait dit de mieux le duc d’Albe ou don Garcia de Toledo[1] ?

  1. « Occupez-vous sans relâche et personnellement, écrit le duc d’Albe à don Juan d’Autriche, du paiement intégral et aux époques voulues de la solde ; occupez-vous aussi de la bonne qualité des vivres. Il importe que le soldat sache bien que c’est aux ordres, à la sollicitude de Votre Excellence, qu’il est redevable de son bien-être. Exigez que les soldats aient un très grand respect pour les officiers, mais ne permettez pas que les officiers les maltraitent, en aucune circonstance, sans motif. Il faut que le simple soldat ose venir se plaindre, si on lui fait tort ; il faut qu’il soit intimement convaincu que la moindre injustice dont on le rendrait victime sera sévèrement punie. Maintenez en même temps dans les rangs une discipline inflexible : pas de faute qui ne trouve à l’instant son châtiment ! On dira peut-être à Votre Excellence que semblables rigueurs lui aliéneront le cœur du soldat : la faiblesse l’empêcherait bien plus sûrement d’être aimée. Votre Excellence devra être très circonspecte avant de donner des ordres ; une fois l’ordre donne, elle en exigera l’exécution à la lettre. »