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quelques documens fort curieux conservés par Eusèbe nous montrent qu’à côté de ces vaillans, qui surent bien mourir, il y avait beaucoup de timides qui cherchaient tous les moyens de se soustraire au danger. Le nombre de ces timides augmenta naturellement quand la communauté devint plus riche. « Celui dont la bourse est à sec, dit Juvénal, chante en face des voleurs. » On est moins hardi lorsqu’on a quelque chose à perdre. Les négocians, les banquiers, les fonctionnaires que l’église comptait parmi ses fidèles, étaient fort troublés quand la nouvelle leur venait de Rome que l’empereur allait publier quelque édit de persécution. La crainte de compromettre leur fortune ou leur position leur causait de mortelles inquiétudes. Aux premières poursuites beaucoup reniaient leur foi ; saint Cyprien nous dit qu’ils le faisaient quelquefois avec un empressement étrange et qu’ils apportaient leur abjuration avant qu’on la leur eût demandée : on les appelait les Tombés, Lapsi ; d’autres se procuraient à prix d’argent des attestations fausses qui assuraient qu’ils avaient sacrifié aux idoles, quoiqu’ils n’en eussent rien fait : c’étaient les Libellatici. D’autres, enfin, se cachaient et attendaient dans quelque retraite que l’orage fût passé. Quelques-uns seulement, les plus résolus, les plus sûrs d’eux-mêmes, osaient braver les menaces du prince. Ce sont les seuls dont la postérité ait tenu compte ; leur triomphante résistance a couvert tous les autres. Aussi semble-t-il à distance qu’à l’heure du danger il n’y ait eu que des héros dans la communauté chrétienne ; mais quand on regarde mieux, on voit bien qu’alors, comme il arrive toujours, les courageux furent en minorité.

Encore ceux-là ne seraient-ils peut-être pas restés fermes jusqu’à la fin, s’ils n’avaient reçu une sorte de préparation particulière qui les rendait propres au martyre. Dans la fameuse lettre rapportée par Eusèbe, qui nous raconte la persécution de Lyon, il est dit que, parmi ceux qui s’étaient d’abord offerts avec une sorte de bravade, quelques-uns faiblirent aux premiers combats, « parce qu’ils n’étaient pas suffisamment préparés et exercés. » Il fallait donc l’être pour souffrir tous les tourmens auxquels un chrétien était exposé. M. Le Blant a mis ce point en pleine lumière dans un des Mémoires les plus intéressans et les plus originaux qu’il ait publiés[1]. Il a fait voir par quelle série de pratiques et de leçons on essayait de fortifier d’avance l’âme des fidèles. De petits livres, que nous avons encore, leur rappelaient, sous une forme concise, toutes les raisons qu’ils pouvaient avoir de haïr l’idolâtrie, afin de rendre inutiles les efforts qu’on allait faire pour les y ramener. On

  1. Mémoire sur la préparation au martyre dans les premiers siècles de l’église. Dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.