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l’ombre d’un nuage ou le jeu d’un rayon de soleil devenait pour moi un renseignement précieux, grâce auquel je pouvais sauver le navire d’une destruction certaine.

Mais, quand je fus ainsi arrivé à comprendre le langage du fleuve et à le connaître dans tous ses détails, je me trouvai avoir perdu autant que j’avais gagné ; et ce que j’avais perdu, rien ne pouvait me le rendre. Pour moi, le Mississipi n’avait plus de beauté, plus de grâce. A mes débuts, j’avais assisté un soir à un coucher de soleil dont la splendeur m’avait frappé. La rivière allait rougeoyant et s’élargissant comme un lac de sang et d’or, sur lequel un vieux tronc d’arbre flottait, noir et solitaire, comme un esquif enchanté. Par endroits, l’onde bouillonnait comme un métal en fusion. A gauche, une épaisse forêt s’étendait sur la rive, allongeant son ombre noire sur le fleuve ; et cette ombre même était traversée par une longue bande d’argent. Au-dessus des vertes assises de la forêt, un grand arbre isolé, presque mort, agitait ses dernières feuilles comme un panache dans la gloire du couchant. Partout des courbes gracieuses, des hauteurs boisées, des images reflétées à l’infini, des perspectives idéales, et sur ce décor grandiose, une lumière irisée qui s’épandait sur toutes choses, les revêtant à chaque minute de couleurs et de beautés nouvelles. — Hélas ! de toute cette poésie divine du crépuscule, après que j’eus appris mon métier, rien ne restait. J’étais comme ces médecins qui, sous les plus belles formes de notre humanité, ne voient qu’un squelette aussi laid que scientifique. Nul coucher de soleil, si beau qu’il pût être, n’avait conservé le don de m’émouvoir. Je n’y voyais plus que les symptômes plus ou moins utiles à la marche du navire et dont le côté pittoresque m’échappait entièrement. A tout prendre, en pareil cas, n’est-on pas en droit de regretter les connaissances professionnelles qui vous imposent de pareils sacrifices ?


III. — SOUVENIRS, NOTES ET PAYSAGES.

Pendant les mois qui suivirent, je vis bien des choses nouvelles. Un matin, comme nous remontions, notre steamer rencontra brusquement une grande crue qui s’était produite dans la nuit. Toute la surface du fleuve, subitement élargie, était noire de débris de toute espèce : branchages, troncs dépouillés, arbres entiers arrachés aux rives. Il fallait une singulière habileté pour passer au travers de ce torrent de bois, même pendant le jour ; et quand venait la huit, les difficultés augmentaient encore. De temps à autre, un énorme tronc, dissimulé sous l’eau, venait émerger juste sous nos