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l’incendie gagnait rapidement du terrain. Plusieurs personnes, emprisonnées sous les débris du navire, poussaient des cris déchirans. Tous les efforts pour éteindre le feu furent inutiles ; il fallut enfin jeter les seaux de côté, et les officiers, munis de haches, essayèrent de délivrer ceux qui ne pouvaient pas s’échapper. Parmi eux se trouvait un des chauffeurs. Il n’était pas blessé, mais il était dans l’impossibilité de se dégager. Quand il vit que l’incendie allait chasser les travailleurs, il supplia qu’on lui brûlât la cervelle pour échapper à une plus horrible mort. En effet, les travailleurs furent bientôt forcés de s’éloigner et durent écouter pendant longtemps les supplications de cet infortuné, sans pouvoir lui porter secours.

Enfin, l’incendie finit par chasser du bord tous ceux qui y étaient restés. On s’entassa pêle-mêle dans le chaland, puis les cordes qui l’attachaient au navire furent coupées, et tous deux descendirent le fleuve à la dérive. Le chaland aborda à l’extrémité de Ship-Island, et là, sans abri, sous un soleil torride, les malheureux naufragés durent attendre toute la journée, privés de nourriture, et dénués de tout soin. L’n steamer finit par arriver, qui les transporta à Memphis, où ils furent immédiatement secourus avec une cordialité parfaite. Mon frère Henry avait déjà perdu connaissance. Les médecins examinèrent ses blessures et, les jugeant fatales, s’occupèrent de ceux qu’ils espéraient sauver. Les blessés, au nombre de quarante, furent placés sur des lits dans la grande salle d’un établissement public. Les dames de Memphis vinrent chaque jour les soigner, les panser, et leur apporter les mille douceurs que leur suggérait l’expérience, car ce n’était pas la première fois qu’un drame aussi affreux se déroulait aux portes de la ville. Les médecins, les étudians en médecine se partageaient les veilles, et la ville fournissait les fonds nécessaires.

Quand j’arrivai, le spectacle, nouveau pour moi, était lugubre. Dans la grande pièce claire, deux longues rangées de lits s’étendaient, portant chacun une vague figure humaine, dont la tête disparaissait dans une épaisse enveloppe de ouate. Je passai là six jours et six nuits dont la tristesse m’est restée au cœur. Chaque jour je voyais se renouveler une scène toujours plus poignante : le transport des cas désespérés dans une chambre spéciale. On voulait épargner aux autres le lugubre spectacle de leur agonie et leur éviter une souffrance de plus. On emportait le condamné le plus silencieusement possible, et une muraille d’infirmiers dissimulait, autant que faire se pouvait, la litière fatale. Mais le mystère n’était pas facile ; au fond, chacun devinait aisément ce que voulait dire cet appareil singulier, ces gens courbés en avant et marchant lentement, sans faire de bruit. Tous les yeux suivaient le