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intérêts; ils nous auraient laissés pénétrer chez eux comme nous les aurions laissés venir à nous : les empêcher d’amener avec leurs caravanes la principale de leurs marchandises équivalait à une proscription. Les caravanes ont des routes trop longues à faire pour pouvoir être divisées en diverses catégories : on les charge de tous les produits d’un pays; on ne confie pas à l’une des esclaves, à l’autre l’ivoire, la gomme et les plumes ; ce serait doubler les frais généraux. Les conducteurs qui veillent sur le chargement des chameaux et le défendent contre les pillards veillent aussi sur les esclaves; ceux-ci, s’ils sont robustes, portent les fardeaux; une marchandise porte l’autre; s’ils sont fatigués ou malades, ils peuvent trouver dans le convoi, à mesure que les outres se vident, une monture qui permet de ne pas les abandonner en chemin. Notre philanthropie est donc très louable, — nous en pourrions montrer d’autres effets fort tristes, — mais il est certain qu’elle a détourné de nous tout le commerce de l’Afrique. Nos oasis, où affluaient les nègres, se sont dépeuplées : Ouargla, qui comptait 10,000 habitans, n’en a plus que 2,000.

Senoussi n’eut pas de peine à interpréter contre nous les sentimens généreux qui apportaient dans les mœurs du Soudan une révolution aussi brusque, à exciter la rancune et l’animosité chez tous ceux que nous lésions, — chez les esclaves mêmes, car le seul résultat de nos sympathies pour eux fut de leur fermer le pays du monde où ils étaient le mieux traités, et de les renvoyer par des routes beaucoup plus longues chez des peuples barbares ; nous fîmes, en outre, baisser leur valeur, ils furent donc plus malheureux. Senoussi se fit l’allié des marchands d’esclaves, il se servit de leurs caravanes comme du moyen de pénétration le plus pratique. A chaque convoi il adjoignait un mokaddem ; tandis que le marchand achetait les nègres, le mokaddem convertissait les peuples et fondait une école. En outre, dans une pensée de charité ou par politique, il eut soin, sur ces grandes routes du désert semées de squelettes, de creuser des puits, de construire d’humbles zaouïas, où chacun laissait en offrande quelques dattes qui pouvaient sauver de la faim celui qui viendrait après lui, ses provisions épuisées. Ainsi il devint à la fois le maître et le bienfaiteur des principales voies d’accès au centre de l’Afrique. Il n’en fallut pas davantage, — avec les prédications de ses mokaddems, dont le plus connu, El-Hadj-Ahmed-el-Touati, fut plus tard le tuteur de ses fils, — pour que les populations fussent converties.

On ne saurait évaluer en chiffres les résultats de cette propagande. Quelques anciennes lignes de caravanes sont restées entre les mains des tidjanya : ceux-ci avaient, on se le rappelle,