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maître. » Ses émissaires répandaient le bruit « que 100,000 Prussiens étaient prêts à fondre sur la république. » M. de Goertz s’était trop hâté. Frédéric-Guillaume ne voulait pas encore la guerre. À son retour de Silésie, « il réprimanda en termes très raides et sévères son ministre à La Haye d’avoir employé des expressions plus fortes que ses instructions ne l’y autorisaient. » — « Le triomphe du parti français est complet, » déclare à ce moment sir James Harris. La princesse d’Orange seule continuait à croire que son frère lui viendrait en aide. « Elle se dit assurée de son appui quand même cet appui demanderait des mesures violentes, et ne craint pas de déclarer que le temps de faire des sacrifices n’est pas encore venu. »

La cour de France, pas plus que le roi de Prusse, ne désirait la guerre. M. de Vergennes voulut tenter un dernier effort pour pacifier les Provinces-Unies. Un peu inquiet de l’insuffisance du marquis de Vérac, il envoya en mission spéciale à La Haye un des premiers commis de son ministère, M. de Rayneval, vétéran des affaires étrangères et qui devait fonder une famille de diplomates. La tâche de M. de Rayneval n’était pas facile. Il fallait que, sans froisser M. de Vérac, il entrât en relations directes avec les chefs du parti républicain ; qu’il se mît en rapport avec le stathouder sans inquiéter les patriotes, et qu’il négociât avec M. de Goertz sans éveiller l’attention de sir James Harris. Il fallait surtout qu’il parvînt à assurer l’existence de cette république des Pays-Bas, qui devait, dans la pensée de Vergennes, être les États-Unis d’Europe. Le ministre qui avait soutenu avec fermeté contre la puissance britannique la cause des colonies révoltées voulait, dans l’ancien monde comme dans le nouveau, opposer à l’Angleterre une république riche et prospère, amie de la France et son alliée naturelle. Ce n’était pas là une entreprise sans grandeur, mais il manquait aux Pays-Bas un général Washington.

Sir James Harris n’apprit pas sans inquiétude l’arrivée à La Haye de M. de Rayneval. « Il me semble, écrivait-il à Pitt, que la France fait partout de si formidables enjambées, que son influence devient si grande dans toutes les cours de l’Europe, même dans celles où jusqu’à présent nous avons tout à dire, que nous ne pouvons être trop actifs dans notre opposition contre elle. » Pitt répondit à sir James Harris en lui recommandant la prudence. — À Berlin même, l’influence française semblait remporter. L’un des conseillers de Frédéric-Guillaume, M. de Finck, affirmait à notre ministre M. D’Esterno « que le roi son maître avait prévenu les désirs de la France. La princesse de Nassau doit savoir qu’il ne marchera pas un régiment, pas même un soldat prussien, pour cette affaire. » — « À La Haye, d’après sir James Harris, lu comte de Goertz pliait le genou à la France et se jetait corps perdu aux pieds du sieur