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Ce mode est appelé mode du diable, et voici pourquoi : lorsque le démon eut été précipité du ciel, son premier soin fut de tenter l’homme. Pour y réussir, il recourut à la musique et à la révélation des chants célestes, privilège des phalanges divines. Mais Dieu qui voulait le punir, lui retira la mémoire, et le démon désormais ne sut enseigner aux hommes que ce seul mode, dont l’effet est si extraordinaire.

Telle est la légende arabe, en faveur de laquelle on excusera, nous l’espérons, l’aridité de ces explications techniques[1].

C’est bien un démon que la gitanella. Elle a tout du diable, même la beauté. La voilà qui vient, avec sa jupe courte et ses bas troués, une fleur sous son bandeau noir, une au coin de ses Ièvres rouges. Elle s’avance, effrontée et coquine, « se balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. » Dès les premières mesures, le type musical est fixé. Comme le balancement des hanches est marqué par cette mesure onduleuse, ces ports de voix, ces dégradations chromatiques! Sauf la dernière mesure du refrain, toute la habanera n’est qu’un frisson voluptueux, une caresse féline. Les yeux à demi clos, tournant mollement sur sa taille flexible, la provocante bohémienne laisse chanter ses compagnes et pose seulement au-dessus du chœur des notes languissantes; mais tout à coup elle reprend elle-même le couplet et le lance comme un coup de griffe. Les Italiens appellent Carmen un opéra verista, réaliste. En vérité, je connais peu de musique aussi franchement caressante, aussi ouvertement câline, que cette enjôleuse chanson; tout y est rendu : l’intention, et presque le fait. Je ne sache guère que le duo de Faust où certain ordre de sensations soit rendu avec cette vérité : « Vous y croyez être vous-même. »

Le chromatique, comme l’appelait Molière, est décidément le mode voluptueux : le procédé et l’effet de la habanera se retrouvent à la fin du premier acte, à la dernière reprise de la séguedille. Une perle encore, cette chanson moqueuse, deux fois interrompue par les récits passionnés de José, glissant à travers les modulations serrées et s’en dégageant toujours ; tantôt ralentie, tantôt précipitée, et, quand on ne l’attendait plus, reparaissant triomphante, pour s’achever dans un éclat de rire.

Habaneras, séguedilles, rythmes populaires et danses nationales, c’est quelque chose sans doute ; mais ce ne serait pas assez, et Carmen est mieux qu’un recueil de mélodies espagnoles. Bizet a fait quelques emprunts à la musique du pays, assez pour brosser le décor

  1. Ces détails sont traduits d’un article publié par M. Galli dans un journal italien : il Teatro illustrato (mars 1884), et intitulé Del Melodramma attraverso la storia, e dell’ opéra verista di Bizet.