Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Carmen l’écoute à peine. Dans le malheureux qu’elle affole, elle ne voit qu’une recrue pour ses compagnons de bohème. Soudain son œil s’éclaire et sa voix s’adoucit. Il faut que José la suive là-bas, là-bas, sur la montagne, et, d’un nouvel essor, le merveilleux duo reprend son vol. On ferait des opéras entiers avec cette partition de Carmen. Les idées y éclosent comme les fleurs dans un gazon d’avril. Quelle abondance et quelle variété ! Quelle docilité de l’inspiration aux situations changeantes ! Nul ne résisterait à cette phrase insidieuse, tour à tour alanguie par les voluptés enfin promises, et frémissante d’un souffle de liberté sur la montagne. Nulle exagération, nul tapage : sauf un élan de bohémienne vers la vie aventureuse et vagabonde, tout cela se murmure à voix basse. La sollicitation obstinée de Carmen monte, monte toujours. Les refus de José, qui coupent si heureusement la phrase mélodique, ne la retiennent bientôt plus. Vainement les violens se débattent sous la sourdine. L’œuvre de séduction est consommée, et toutes les voix qui parlent aux heures d’épreuve et de combat se sont tues, comme à l’ordinaire, devant une petite voix de femme.

Τὴν μίαν ἐν θαλάμῳ… — Deux actes d’amour, deux actes de mort, voilà presque toute la partition. La mort ! Carmen la lit dans les cartes. Deux bohémiennes jouent auprès d’elle, et s’enchantent des promesses du hasard. Leur refrain s’enlève avec désinvolture, avec cette grâce de Bizet, toujours facile et jamais négligée, avec cette perfection de style qui, même en musique, fait les écrivains sans reproche. Carmen, à son tour, prend les cartes : toutes la menacent. Cette page est chargée de tristesse et de colère. Malgré son audace, la gitana se trouble : une vague terreur passe sur sa rêverie. Va-t-elle enfin s’amollir une fois, et pleurer au moins sur elle-même ? Non : une larme brille dans ses yeux, mais n’en tombe pas. Elle reste sans remords, presque sans regrets. Plus sa main nerveuse amène des présages de mort et de sang, plus elle s’irrite et se révolte. Sa plainte devient rauque et sifflante ; elle insiste avec violence ; elle appuie sur les sons, comme pour les écraser, et de note en note sa voix descend à des profondeurs funèbres.

Sainte-Beuve appelait Alfred de Musset un poète des choses du sang et de la vie. Bizet était un musicien de même race, et le quatrième acte de Carmen promettait à la musique de théâtre un maître de génie. J’aime les œuvres dont la dernière impression reste la plus puissante, les œuvres à fin glorieuse comme une apothéose : Robert, l’Africaine, Sapho, Carmen.

Mérimée a traité le dénoûment avec plus de sobriété que Bizet, mais avec plus d’horreur et de dureté. Le José de la nouvelle emporte sa maîtresse en croupe dans un ravin perdu. Tous deux mettent