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Un spirituel académicien racontait dernièrement, dans un livre plein d’anecdotes piquantes, que Népomucène Lemercier, l’auteur d’Agamemnon et de la Panhypocrisiade, répondait à quelqu’un qui lui parlait de l’âme : « Oh ! oui, l’âme! l’âme qui s’envole du corps quand nous mourons! Vous me faites l’effet des enfans qui, voyant tomber une montre par terre et remarquant qu’elle ne marche plus, disent, tout contrits : Oh ! la petite bête est morte! » Il y a des montres mystérieuses qui, en dépit de tous les accidens, s’obstinent à marcher; vous pouvez les broyer sous votre talon, vous ne ferez pas faire leur insolent tic-tac. Réduisez en poudre un cœur polonais, vous entendrez encore dans cette poussière comme le vague bourdonnement d’un souvenir, d’un regret et d’une espérance. La petite bête n’est pas morte, la petite bête ne peut pas mourir, et le chancelier de l’empire allemand s’en indigne, car la soumission ne lui suffit pas, il ne s’accommode point d’une obéissance sans goût et sans respect, il exige qu’on se livre et qu’on se donne. Il reproche à ses ennemis non-seulement ce qu’ils font, mais l’air dont ils le font; il leur impute à péché non-seulement les pensées qu’ils expriment, mais celles qu’ils n’expriment pas et le mystère de leur silence. Il leur dit : « Je lis dans vos yeux, je lis dans les derniers replis de vos cœurs. Mes joies vous affligent, mes déplaisirs et mes chagrins vous réjouissent, et quiconque ne se réjouit pas de mes joies et ne s’afflige pas de mes chagrins est un ennemi de l’état, qui est moi. »

Les vengeances de M. de Bismarck sont presque toujours précédées par quelque incident imprévu, qui éclate comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, annonçant de loin la tempête qui s’amasse lentement derrière les montagnes. On put pressentir que des mesures allaient être prises contre les Polonais du grand-duché quand on apprit qu’un romancier dont le talent fécond est cher à toute la Pologne, M. Kraszewski, était poursuivi par ordre supérieur et que, sur la foi de notes de police communiquées au tribunal par le chancelier, il allait être enfermé dans la forteresse de Magdebourg. On sait que, sur les instances du prince Radzivill, l’empereur, averti que la santé délicate de ce vieillard ne résisterait pas aux rigueurs d’une longue captivité, l’a autorisé, moyennant une caution de 20,000 marks, à passer l’hiver en Italie, quitte à réintégrer sa prison au mois de mai. A l’appui des accusations portées contre ce dangereux septuagénaire, le ministère public avait, au cours du procès, cité quelques passages d’un de ses romans, intitulé : Sans cœur, lequel vient d’être traduit en français et trouvera sans doute beaucoup de lecteurs[1]. En frappant les écrivains, ou fait vendre les ouvrages, et, comme le disait Tacite, qui ne

  1. Sans cœur, roman traduit du polonais par Ladislas Mickiewcz; Louis Westhauser. Paris, 1886.