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et, en général, il se soucie très peu du bonheur des individus; il ne consulte que les intérêts de cette glorieuse abstraction qu’on appelle l’empire germanique et qui s’incarne en sa personne.

Il avait dénié au parlement impérial le droit de s’occuper d’une question qui, selon lui, ne concernait que le royaume de Prusse; il n’avait point comparu et ne s’était point expliqué. A quelques jours de là, il s’est pourvu en appel devant le parlement prussien, où il disposait d’une majorité à sa discrétion. Il avait fait préparer le terrain par ses complaisans, par quelques personnages marquans du parti national-libéral, dont le zèle n’est jamais en défaut et dont le libéralisme consiste à goûter jusqu’à l’excès toutes les lois de combat et d’exception. La chambre prussienne, habilement travaillée, prit les devans, prévint les désirs du chancelier. Il se trouva 246 députés pour le supplier de combattre le polonisme en décrétant l’enseignement exclusif de la langue allemande dans les écoles populaires et en avisant aux moyens de faire passer la terre dans les mains des paysans allemands. M. de Bismarck les remercia de leur bon vouloir; il déclara que les mesures prises contre les Polonais étrangers seraient énergiquement maintenues, que vingt votes du Reichstag n’y changeraient rien et qu’il allait s’occuper, toute affaire cessante, de réduire le nombre des Polonais indigènes, que la noblesse polonaise possédait encore dans la province de Posen 650,000 hectares, représentant un capital de cent millions de thalers, qu’il ne serait pas mal de sacrifier une somme équivalente pour exproprier ces hobereaux mal pensans. Il ajouta sur un ton goguenard « qu’une partie de ces messieurs seraient sans doute ravis d’acheter des domaines en Galicie, en Russie ou de placer leurs capitaux à Monaco. » Cette plaisanterie provoqua de grands éclats de rire, a Ils l’appelaient tous monseigneur, est-il écrit dans Candide, et ils riaient quand il faisait des contes. »

M. de Bismarck ne demande pas dès aujourd’hui cent millions de thalers pour mener à bonne fin sa grande entreprise d’expropriation nationale. Aux termes du projet de loi que discute la chambre des députés de Prusse, on se contentera de mettre à la disposition du ministre de l’intérieur 125 millions de francs. Cet argent doit servir à acheter des immeubles, à installer des villages dans les provinces polonaises. Les terres acquises seront vendues ou louées à des Allemands, et le produit des ventes viendra s’ajouter au fonds. Jusque-là les immeubles seront administrés par les agens de l’état et feront partie de ses domaines. Il fera ses acquisitions soit à l’amiable, soit en se portant adjudicataire dans les ventes aux enchères. A cet effet, on exploitera les nécessités pressantes, les embarras de certains nobles polonais, qui, sacrifiant trop à leurs fantaisies, à la fureur de la représentation, ne savent pas proportionner leurs dépenses à leurs recettes, diminuer leur train de maison dans les années maigres.