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Je ne sais, à ce propos, si je dois hasarder une pensée singulière ; mais ne serait-ce pas nous dont la naïveté mettrait entre les hommes des différences qui n’y sont point ? Par exemple, il nous paraît bizarre, et même extravagant, qu’au lieu de filets de sole, je suppose, un homme se nourrisse d’ailerons de requin, et nous inférons de là qu’il doit avoir le corps autrement fait que nous. C’est un syllogisme dont la majeure pourrait être ainsi mise en forme : Il n’y a d’hommes dignes de ce nom que ceux dont la table est servie comme la nôtre. Cette majeure semble au moins contestable. De même encore, n’ayant pas, nous, les yeux obliques et les pommettes saillantes, nous avons décidé qu’un Chinois, les ayant tels, ne saurait ni sentir ni penser comme nous. Il y aurait là de quoi parler beaucoup. Mais, s’il se nomme enfin Pé-min-Tchong ou Tchao-hing-sun, pour le coup, nous avons vraiment de la peine à le prendre au sérieux : — en effet, rue Charlot, au Marais, ou du côté des Batignolles, on s’appelle plus ordinairement Nonancourt ou Beauperthuis ; — et on nous persuadera peut-être, en s’y prenant bien, que Pé-min-Tchong est notre semblable, mais non pas jamais qu’il puisse être notre égal.

Il l’est pourtant ; et ce qu’il y a de plus admirable, c’est qu’en réalité nous ressemblons bien plus à Pé-min-tchong ou à Tchao-hing-sun qu’à aucun des héros du Shah Nameh ou du Mahabharata, que dis-je ? plus qu’à ceux même peut-être de l’Iliade ou des Niebelungen. L’ethnographie, la linguistique, la psychologie des races auront beau dire ; elles ne prévaudront pas contre l’histoire. Oui, sans doute, pour l’ethnographie, s’il existe une race qui diffère de la nôtre, c’est la jaune, en admettant d’abord qu’il y ait une race jaune, et c’est la chinoise, en admettant que les quatre cent millions d’hommes qui peuplent cet énorme empire appartiennent à une seule et même race. Oui, s’il est une langue dont les sous n’apportent rien de connu à nos oreilles, dont les caractères ne représentent à nos yeux rien de déjà vu, dont la logique enfin déroute toute la nôtre, c’est la langue des Thai-tseu, la langue du Hao-kicou-tchouan (la Femme accomplie ou l’Union fortunée) et la langue du Pin-chan-lin-yen (les Deux Jeunes Filles lettrées). Eh oui, encore, s’il est une civilisation dont les coutumes soient faites pour exciter à la chicane ce que Voltaire appelait u notre esprit contentieux, » c’est le pays où, sous l’uniformité d’un même vêtement, s’évanouit en quelque sorte la distinction des sexes, où l’on se garderait, comme d’une grossière impolitesse, de se découvrir devant un supérieur, où l’on dit qu’un cercueil est le plus beau présent que l’on puisse faire à un parent âgé. À ne considérer que l’extérieur, nous sommes plus voisins d’un Huron, s’il en existe encore, que d’un Céleste, comme l’on dit ; nous le croyons du moins, et il le croit ainsi lui-même. Ouvrons cependant les livres de cet