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Quiconque est grand en quelque chose devant Iahvé est un rival de Iahvé.

Ce qu’on appelle le fatalisme musulman n’est, en réalité, que le fatalisme iahvéiste. Iahvé a en haine les efforts humains. On lui fait injure en cherchant à connaître le monde et à l’améliorer. Il ne faut pas essayer de collaborer avec Iahvé. Le développement de l’humanité est, à tous ses degrés, une violence faite à la volonté de Iahvé. Dieu voulait un homme unique, avec sa compagne, habitant à perpétuité un jardin délicieux. L’homme, par son intempestive soif de savoir, dérange ce plan. La première ville naît dans la race du meurtre et du mal. Dieu voulait une humanité unique, une langue unique. La folle tentative de Babylone amène la dispersion, qui est à sa manière une punition, une déchéance. La beauté des filles des hommes ne sert qu’à tenter les êtres célestes et à procréer une race monstrueuse. Si Dieu regrette un moment d’avoir amené le déluge, c’est qu’il voit bien que le seul moyen de réformer l’humanité serait de la détruire, et il se résout alors à la laisser désormais suivre ses voies.

Cette tristesse navrante du fond des idées atteint le sublime grâce à un style de bronze dont on chercherait vainement l’analogue dans la plus haute antiquité. L’allure tour à tour audacieuse et abandonnée du récit rappelle les plus belles rhapsodies homériques. Un mélange habituel de vulgarité et de sublime, de réalisme et d’idéalité, tient le lecteur toujours en haleine. La prose confine à la poésie par des degrés insaisissables ; quelquefois, par exemple dans le récit de Babel, dans le mot d’Adam à la vue d’Ève, dans la cantilène de Noé, dans les bénédictions d’Isaac[1], le rhytme naît spontanément, ou plutôt s’entend comme l’écho d’un passé qui se prolonge à l’infini. C’est encore l’enfance de l’esprit humain, mais une enfance pleine des pressentimens d’une vigoureuse jeunesse ; par momens, c’est déjà presque l’âge mûr.

Dans la combinaison des sources antérieures, c’est-à-dire du livre des Légendes et du livre des Guerres avec la tradition vivante, l’auteur éprouve plus d’une difficulté. Son embarras se trahit, surtout quand les traditions se contredisent. Alors il procède par juxtaposition, selon un procédé que nous appellerions volontiers diplopique, et dont l’emploi est tout à fait sensible dans la rédaction des Évangiles, surtout de l’Évangile dit de saint Matthieu. Le mythe du jardin d’Éden, par exemple, présentait dans les traditions une assez forte variante. Selon une version, l’arbre central du paradis

  1. Hâtons-nous d’ajouter que, dans de tels passages, la distinction du livre des Légendes d’Israël et du Jéhoviste, ou, comme disent les Allemands, du document B et du document C, est bien difficile à faire.