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sans obéir à aucune autorité supérieure, ni loi, ni cité, ni roi, ni empereur, ni religion, ni prêtre, a vécu plus noble, plus grand et plus fort que quand mille conventions l’ont enserré et que des siècles de disciplines successives l’ont pétri.

Il est bien probable que, dans le livre hébreu primitif, les cantiques étaient plus nombreux dans le texte actuel de la Bible. Les histoires de Gédéon, de Samson, surtout celle de Jephté, devaient avoir des parties en vers que le récit actuel a fait disparaître. Ce qui n’a pas changé, c’est le tour de l’anecdote, cette façon d’aiguiser un récit, de le rendre vif, parlant, saisissant. C’est ici le don spécial du narrateur biblique. L’hébreu n’a pas de rythme narratif. Le parallélisme, seul mécanisme poétique de l’hébreu, ne convient qu’au genre lyrique et parabolique. De là cette particularité que les compositions analogues à l’épopée chez les Sémites, tels que l’Agâni, sont écrites non en un mètre continu, mais en une prose mêlée de vers. Le récit en prose tire tout son ornement du tour heureux de la phrase et surtout des détails, toujours arrangés de manière à mettre en vedette l’idée principale.

Ce talent de l’anecdote est aussi ce qui a fait le succès des conteurs arabes. C’est par là que le récit sémitique a lutté sans désavantage contre l’entraînement charmant de l’épos grec. Au moyen de sa métrique savante, l’épos grec atteint à une majesté que rien n’égale. Mais la narration sémitique a bien plus de piquant. Elle a l’avantage de n’avoir pas de texte arrêté. La donnée fondamentale seule était fixée ; la forme était abandonnée au talent de l’improvisateur. L’épos aryen n’a jamais eu cette liberté. Son vers fut toujours d’une facture trop savante pour pouvoir être abandonné au caprice du rapsode. Le conteur sémitique, au contraire, l’antari, par exemple, comme le cantistori de Naples et de Sicile, brode sur un cadre donné. Cela est sensible surtout dans l’histoire si épique de Samson, histoire qui nous est parvenue en une dizaine de pages, tandis que évidemment chacun des épisodes frappans ou burlesques qui la composent, développés par les conteurs, remplissait des soirées et des nuits. En fait de récits hébreux, nous n’avons guère que des canevas. La matière sur laquelle on écrivait (bandes de cuir, planchettes, papyrus) n’admettait pas les longs et souvent charmans bavardages qu’une littérature se permet quand la matière à écrire est devenue commune et à bon marché.

L’homme rêve toute sa vie des têtes de jeunes filles qu’il a vues de quinze à dix-huit ans. Une race vit éternellement de ses souvenirs d’enfance, ou de ceux que des siècles d’adoption lui ont en quelque sorte inoculés. Bien que séparées par un abîme au point de vue de l’ethnographie et de la géographie, les tribus hellènes et les tribus israélites, à l’époque des Juges, portaient au front les mêmes