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grandir bientôt jusqu’au délire et toujours les mêmes intervalles, les mêmes notes! c’était ce que le brave homme appelait « improviser! » Improvisation ! pour celui qui jouait, peut-être, mais hélas! pour celui qui écoutait!.. »

Comme tout cela est compris, senti en musicien! Cependant, -au cours de la narration, — car il y a toute une destinée et des plus émouvantes qui se joint à cette esthétique, — Grillparzer s’attendrit, son héros lui tire des larmes, il compatit à l’histoire qu’il nous raconte de cet infortuné qui n’a pour lutter contre la vie d’autre force que sa médiocrité, ce qui lui arrive n’étant en somme que la navrante conséquence de ce qu’il est. Mais si la nature l’a déshérité, s’il a tout perdu par impuissance de rien conserver, quelle sublime humilité dans sa pauvre âme, quel touchant besoin de rapporter au Créateur les merveilles d’un art qu’il s’imagine candidement être le sien, lui ver de terre amoureux d’une étoile! « Ils jouent du Mozart et du Sébastien Bach, mais personne ne joue la musique du bon Dieu, la grâce du son et du ton, ce don miraculeux qu’elle a d’apaiser l’ardente soif de notre oreille, de faire, — et parlant ainsi, mystérieux, il rougissait comme de pudeur, baissait la voix, — de faire que le troisième ton concorde avec le premier et le cinquième aussi et que la note sensible (la septième) monte et se résolve comme une espérance accomplie, tandis que la dissonance, vaincue, refoulée, plonge à l’abîme comme l’esprit de révolte et d’orgueil ! et cette arche d’alliance, cette bénédiction du renversement par laquelle la seconde elle-même se convertit et rentre en grâce dans l’euphonie ! Tout ce grand mystère me fut révélé, mais plus tard seulement, et tant d’autres choses auxquelles aujourd’hui encore, je ne comprends rien : contre-point, fugue, double et triple canon, un temple céleste sans moellons ni mortier et soutenu par la main de Dieu. Et penser que le commun des hommes ignore ces merveilles et que parmi les quelques rares initiés, il s’en rencontre qui mêlent des mots à cette pure émanation de l’âme, reproduisant le sacrilège des anges du Seigneur s’unissant aux filles de la terre, et cela, soi-disant, pour que la musique ait plus de prise sur les organisations réfractaires, monsieur ! termina-t-il d’une voix à demi vaincue par l’épuisement. La parole est nécessaire à l’homme comme la nourriture, mais que du moins il conserve dans sa pureté le breuvage qui lui vient de Dieu ! »


III.

L’esthétique de Grillparzer est celle de Mozart et se fonde sur le principe du beau musical absolu : l’idée de son développement harmonique ;