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bientôt celui-ci se détachant, il n’était plus resté que Beethoven, lequel, à son tour, n’y tenant plus, laissa l’improvisateur à son escrime. »

Un cm deux ans plus tard, Grillparzer et ses parens habitaient, pendant l’été, une maison de campagne à Heiligenstadt, tout près de Vienne. « Nous logions du côté du jardin et Beethoven avait loué deux chambres sur la rue ; mes frères et moi nous nous occupions assez peu du voisin, très changé d’humeur et d’aspect depuis la première rencontre, bourru, grossier et d’une négligence presque sordide dans sa mise. Mais ma mère, passionnée de musique, cédait bon gré mal gré à l’attraction. Dès qu’elle entendait son piano préluder, elle se faufilait sur le palier, écoutant, épiant, ravie, si bien qu’un jour, l’ayant surprise en ouvrant sa porte, il passa devant elle son chapeau sur la tête et gagna brusquement la campagne; le lendemain et jours suivans plus de piano. Vainement ma mère se fit excuser et promit que cette indiscrétion ne se renouvellerait pas, nous offrîmes même de condamner la porte et de ne plus entrer chez nous que par la porte du jardin, Beethoven fut impitoyable et jusqu’à l’automne, époque de notre retour à la ville, le piano resta silencieux. L’été suivant, j’allais souvent à Dobling, chez ma grand’mère ; juste vis-à-vis de ses fenêtres se trouvait la propriété d’un paysan d’assez mauvais renom, qui s’appelait Trohberger, et dont Beethoven était en partie le locataire. Ce Trohberger possédait également une très jolie fille à qui le musicien me sembla prendre un vif intérêt. Je le vois encore dans la cour de la ferme, les yeux braqués sur la belle qui, penchée en haut d’un grenier, emmagasinait du foin sa fourche en mains, les cheveux ébouriffés, la poitrine demi-nue et le rire aux dents. Il ne lui parlait pas, heureux de l’envelopper d’une admiration dévorante que la drôlesse se plaisait à surexciter, en provoquant de ses apostrophes et de ses œillades toute une valetaille de basse-cour. Bientôt j’aperçus Beethoven quittant la place furieux de jalousie. Il fallait vraiment qu’il en tînt, car, à quelques jours de là, le père ayant été emprisonné à la suite d’une rixe, Beethoven s’avisa de vouloir le faire élargir et mit, selon son habitude, tant de brusquerie et de maladresse dans ses demandes, qu’un instant il risqua lui-même d’aller sous les verrous faire compagnie à son client. Telles furent nos premières relations. Je le rencontrais dans la rue, au théâtre et dans un café où fréquentait un poète de l’école de Novalis, avec qui je le soupçonne d’avoir agité maint projet d’opéra. »

Trois ou quatre années s’écoulèrent ainsi, puis, la vie publique les ayant séparés pendant un quart de siècle, ils se rejoignirent pour ne plus de perdre de vue. Entre temps l’un était devenu « le