Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/364

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de lumière, Mozart accoste le héros. Un hymne éclate alors à la gloire de Beethoven, mais où l’on sent même sous la louange, les prédilections du poète : « Beethoven a conquis un monde, mais ce monde n’est qu’à lui seul. Beethoven est un météore dont on doit se garder de prendre le sillage radieux pour une voie nouvelle ouverte à tous. » Et, plus loin, Grillparzer, changeant d’image et complétant sa pensée : « Tenez, dit-il, ce voyageur, le voyez-vous, solitaire, intrépide, franchir la haie et les fossés, grimper, descendre, traverser les torrens à la nage. Victoire! il touche le but. Mais quels sentiers a-t-il frayés? Ce voyageur, c’est Beethoven! »

Inutile aujourd’hui d’insister sur l’étroitesse d’une pareille critique ; son pire défaut est d’être démodée, ce qui ne saurait pourtant nous empêcher d’admettre certains griefs de ce partisan du passé, par exemple, lorsqu’il se plaint que l’hyperlyrisme de Beethoven, à force d’élargir l’idée, ait détruit le sentiment de la symétrie et des proportions. On improvise, on rêve, on crée, on ne compose plus ! c’est que les Beethoven ont double vie ; ils sont d’hier et de demain : à l’époque de maturité, de plénitude, l’esprit du passé dont ils héritèrent les quitte et fait place à l’avenir. Gluck, à cinquante ans, lorsqu’il opéra sa volte-face, Beethoven, procèdent également par périodes, mais, au total, sans brusquer les choses ; la deuxième période sort naturellement de la première, qu’elle continue en l’agrandissant. Cherchez l’endroit du revirement, rien ne le précise ; c’est quand le pas est sauté depuis longtemps que le public s’aperçoit qu’il y avait un pas à faire. C’est surtout par ce côté sagement progressif, par cette marche ascendante vers le vrai, que Grillparzer admire Beethoven ; il en voudrait faire un classique et, le voyant prendre l’espace et la nuée, il pousse le cri d’effarement de la poule qui couvait un aiglon. Il en va de même d’un autre esthéticien que nous citions ici naguère, M. Riehl[1] : tous deux proclament Beethoven un des plus grands musiciens qu’il y ait eu, mais ni l’un ni l’autre ne dit « le plus grand. » Depuis sa mort, un siècle ne s’est pas écoulé et nous possédons déjà trois Beethoven ! Celui du passé, qui touche à Haydn, à Mozart, celui du présent, qui règne au Conservatoire, et celui de l’avenir, qui commence aux derniers quatuors, celui qu’on ne joue plus, qu’on a interprète ; » retenez ce mot, il est gros de tant un dictionnaire de transpositions. Ainsi nous aurons en peinture « la gamme des bleus et des gris, » la « tonalité » des plans, la « note » gaie ou sombre, etc. Hier, un musicien était un homme qui fait de la musique, aujourd’hui, nous appelons cet homme un poète. Au mot de la chose nous en substituons un autre, qui, à force

  1. Voir, dans la Revue du 15 août 1884, une Nouvelle philosophie de l’esprit.