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un écrivain de goût et d’esprit, et, s’il trébuche dans ses livres, s’il s’arrête tout affairé où il faudrait marcher, s’il marche où il faudrait demeurer, s’il ressemble enfin à un aveugle qui cherche à tâtons sa voie, c’est que la bonne vue qu’il a reçue de la nature a été oblitérée par les ténèbres ambiantes. L’histoire voit souvent se succéder des générations d’hommes que l’obscurité de leur siècle a comme aveuglés.

Grégoire distingue pourtant un point lumineux, mais un seul : c’est l’orthodoxie. Toute son intelligence y est attirée et s’y applique. Il ne soupçonne pas, bien entendu, l’histoire de la formation du dogme et de cette adaptation merveilleuse du christianisme à l’état intellectuel du monde grec et romain ; tout cela est perdu dans la nuit profonde. Il ne regrette pas son ignorance, qu’il ne sent même pas ; l’orthodoxie lui suffit, elle est la règle absolue, la loi suprême ; mais son regard, à force de la contempler, en est comme fasciné. Cette foi étroite et tranquille exerce sur sa raison et sur sa conscience la puissance pernicieuse de l’idée fixe ; jointe aux désordres d’un temps où la multiplicité quotidienne des forfaits émousse l’horreur du crime, elle gâte l’honnêteté naturelle du bon évêque. La mauvaise influence du milieu ne lui fait pas commettre de méchantes actions, mais elle lui inspire des jugemens immoraux. Il est bon jusqu’à la tendresse la plus délicate, et lorsqu’on lit dans son livre, tout plein de récits de perfidies, de vilenies et de tueries, tel passage où il déplore qu’une peste lui ait enlevé « des petits enfans qui lui étaient doux et chers, qu’il avait réchauffés dans son sein, portés dans ses bras et nourris de ses propres mains du mieux qu’il avait pu, » on éprouve une émotion profonde à trouver tout à coup un homme et l’humanité parmi ces bandits et ce brigandage. On dirait saint Vincent de Paul apparaissant dans un bagne. Pas une des manifestations de la charité chrétienne ne manque dans la vie de Grégoire ; il est le protecteur des faibles et des pauvres ; il pardonne à ses ennemis, à l’évêque qui l’a calomnié, aux voleurs qui ont voulu l’arrêter sur une route et qu’il rappelle, après qu’ils se sont enfuis, pour leur offrir à boire. Doux envers les humbles, il est fier devant les grands. Il ne cède ni aux injonctions ni aux cajoleries d’un Chilpéric ; lorsque celui-ci, pour obtenir son assentiment à la condamnation de Prétextat, l’évêque de Rouen, le menace de soulever le peuple de Tours, Grégoire répond à ce roi qui s’apprête à violer les canons que le jugement de Dieu est suspendu sur sa tête. Chilpéric, pour le calmer, l’invite à s’asseoir à sa table, et, lui montrant un plat : « j’ai fait préparer ceci pour toi, dit-il, c’est de la volaille avec des pois chiches ; » mais Grégoire répond, avec cette naïveté solennelle que mettent souvent dans ses paroles la