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Bismarck, disait-on, est toujours sûr d’étonner et de séduire, mais il n’inspire jamais qu’une demi-confiance, et cette moitié de confiance qu’on lui accorde vient de ce qu’on le sait capable de tout, même en bien, et qu’avec lui, plus qu’avec tout autre, il faut s’attendre à l’imprévu et ne jamais jurer de rien[1]. »

Le dernier mot du chancelier n’était pas dit. Il s’était placé sur une pente qui ne lui permettait plus de s’arrêter, il était forcé de continuer ses empiétemens étape par étape, jusqu’au jour où le nord et le sud se fusionneraient dans un grand empire unitaire. Pour y réussir, il fallait qu’il transformât le tempérament national et séculaire de l’Allemagne en la tirant des voies intellectuelles et pacifiques pour la jeter dans les habitudes, dans les appétits, dans les aventures militaires. Cette œuvre, il entendait l’accomplir avant que la France fût en état de l’entraver.

De la Prusse dépendaient, en réalité, les lendemains de l’Europe. Si le malaise était général et si tous les pays étaient condamnés aux charges écrasantes de la paix armée, c’est que la Prusse tenait une question ouverte qu’elle entendait régler à son heure au gré de son ambition. Elle avait beaucoup de motifs pour désirer la guerre, mais elle était trop avisée pour la provoquer. La France, au contraire, ne pouvait songer, après les enseignemens sortis des champs de bataille de la Bohême, qu’à une guerre de conservation. Il aurait fallu, pour tirer l’épée, qu’elle se sentît atteinte dans sa sûreté par une entreprise violente contre les états du sud de l’Allemagne, qu’elle eût toutes les chances pour elle; il aurait fallu que la provocation fût de nature à mettre l’opinion européenne de son côté. L’empereur le comprenait, mais il était dit que les passions l’emporteraient sur sa volonté défaillante et que la France affolée se jetterait sur l’Allemagne comme le taureau se précipite sur l’épée du toréador.


II.

La presse prussienne continuait à récriminer contre la France et à lui prêter des arrière-pensées agressives malgré la mission du général Fleury, qui était venu à Berlin expliquer les motifs qui avaient empêché l’empereur d’aller saluer le roi à son retour de Salzbourg et donner à M. de Bismarck, sur les tendances de notre politique, les assurances les plus pacifiques. Les journaux inspirés faisaient, au contraire, les yeux doux au cabinet de Vienne, ils lui témoignaient une sollicitude touchante, ils chantaient les éloges de

  1. M. Victor Cherbuliez, l’Allemagne nouvelle.