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à disparaître, ils confondent parfois les calculs de ceux qui convoitent leurs dépouilles. « On a conduit plus d’une fois l’enterrement de la Turquie, mais le cercueil était vide et le malade regardait passer le convoi à travers la fumée de son chibouck[1]. »

La Russie spéculait sur les rivalités des puissances, si profondément divisées par les événemens de 1866, pour réaliser ses desseins. Elle avait recherché l’alliance de la France après la guerre de Crimée, elle recherchait aujourd’hui celle de la Prusse, depuis que la prépondérance du roi Guillaume s’était substituée en Europe à celle de Napoléon III. Elle appuyait sa politique sur les principes que l’empereur avait, au détriment de nos intérêts traditionnels, introduits dans le droit public : le principe des nationalités et celui de la souveraineté des peuples.

Le cabinet de Pétersbourg était sincère lorsqu’il affirmait qu’il ne poursuivait aucun agrandissement territorial, mais il entendait créer dans la Turquie d’Europe une multitude de petits états qui, placés sous son protectorat, seraient ses satellites. Ces « petites républiques, » comme les appelait le prince Gortchakof, devaient ouvrir à la Russie la route de Constantinople et former autour de l’Autriche une enceinte continue et menaçante. Personne ne se méprenait sur les arrière-pensées du cabinet de Pétersbourg, malgré le soin qu’il prenait à les déguiser. On savait que l’ardente sollicitude qu’il manifestait dans les documens de sa chancellerie pour le sort des chrétiens n’était pas sans alliage. On se rappelait les entretiens de l’empereur Nicolas avec lord Seymour. L’empire ottoman avait subi de nombreux démembremens, d’autres étaient en voie de s’accomplir, mais il n’était pas dit que l’Europe laisserait la Russie, sous prétexte d’améliorer le sort des populations chrétiennes, s’installer à Constantinople. Tous les cabinets se préoccupaient de l’Orient. La Turquie était le pivot de toutes les combinaisons diplomatiques.

M. de Bismarck s’en servait pour impressionner l’Autriche et la forcer de se retourner vers Berlin. M. de Moustier prêtait son concours moral au prince Gortchakof sous le prétexte de l’assister dans une œuvre de civilisation, mais, en réalité, pour détendre les liens qui, depuis le mois d’août 1866, s’étaient noués entre l’empereur Alexandre et le roi Guillaume. Sauvegarder nos intérêts en Orient en appuyant la Russie qui les menaçait, ne mécontenter par ce double jeu ni l’Angleterre ni l’Autriche, avec laquelle nous venions de lier partie à Salzbourg, telle était la tâche compliquée que s’était donnée M. de Moustier et qu’il poursuivait avec persévérance dans l’espoir de faire échec à l’Allemagne sur le Rhin. Le succès ne

  1. Valbert, Revue des Deux Mondes.